— Pas trop ! Ils nous préfèrent les Alpes et leurs neiges éternelles… ou encore la Suisse qui est à un jet de pierres ! Ce qui fait que, lorsque l’on rencontre un inconnu, il y a une chance sur trois ou quatre que ce soit un contrebandier !
La marquise se mit à rire :
— Vous n’avez rien contre l’espèce ? Nous avons de hautes relations dans la corporation !
— Vous ? J’ai peine à le croire !
— Que voulez-vous, nul n’est parfait ! Mais je vous rassure : nos relations opèrent presque à l’autre bout du monde : en Pays basque ! Nous avons même une cousine chanoinesse en Bavière qui dirige de main de maître à ses heures un élevage bovin, tout en veillant aux activités d’une bande composée des fermiers du coin…
— Mais vous dites qu’elle est chanoinesse ? Cela oblige à réciter un certain nombre de prières chaque jour, non ?
— Oui… mais elle s’en est tirée en hébergeant une parente pauvre qui s’en charge pour elle en échange d’une existence des plus édéniques ! Je ne vous choque pas, j’espère ?
Mlle Clothilde éclata de rire :
— Oh, absolument pas ! Je dirais même que cela me met à l’aise. L’idée de recevoir une aussi grande dame que vous – sans compter le prince ! – m’effrayait, je l’avoue. Je suis une paysanne, vous savez, et ce qui concerne mon beau pays m’intéresse…
— Y compris l’Histoire ? insinua Plan-Crépin qui jugeait avoir suffisamment gardé le silence.
— Naturellement, là encore je ne fais que me comporter comme n’importe quelle Jurassienne ! Notre histoire, ses changements de gouvernement, voire de nationalité, elle concerne tout le monde parce que l’on a un assortiment d’ancêtres, des Bourguignons, des Suisses, des Espagnols, des impériaux sans oublier nos comtes de Chalon, devenus Orange-Nassau et qui à présent règnent sur les Pays-Bas. Finalement, on est contents de se retrouver français puisque c’est encore la façon la plus agréable d’être ce que nous sommes avant tout : des Comtois !
— Le Professeur aussi ?
— Lui, c’est un cas à part ! Comtois, il l’est sans conteste mais il est aussi français – il s’est bien battu pendant la guerre – et il a son cher Collège de France. Et, par-dessus le marché, il a trouvé le moyen d’introduire la Bourgogne entre les deux !
— Les Grands-Ducs de Bourgogne et singulièrement le Téméraire ?
— Oui… et si bizarre que cela puisse paraître, ils sont nombreux dans la région, ceux que son ombre fascine encore…
— Pas vous ? s’enquit Plan-Crépin, avec dans la voix une nuance de défi.
Un silence plana sans s’établir. Puis :
— Un peu, j’en conviens ! Il est difficile d’y échapper quand on vit ici !… Grandson, Morat avec les intermèdes de Nozeroy et de Salins pèsent le poids d’un rêve détruit…
On roula un moment sans rien dire tant le paysage se suffisait à lui-même. Le ciel d’un bleu de porcelaine s’étendait sereinement sur le lac couleur d’émeraude blasonné du vol majestueux d’un milan en chasse et, quand l’un des détours permettait d’apercevoir l’imprenable forteresse de Joux, les siècles s’abolissaient pour le plus grand bonheur de Marie-Angéline dont le regard semblait chercher quelque chose. Soudain, elle demanda :
— Le château de Granlieu est-il loin ?
— Tout près, au contraire ! C’est étonnant que vous en parliez maintenant !
Elle retint son cheval qui s’arrêta, tandis que, du bout de son fouet, elle désignait une route étroite gardée par deux piliers armoriés qui s’enfonçait dans les sapins.
— Sans les arbres, vous le verriez. Ses terres s’étendent d’ici jusqu’à la route qui, par les Hôpitaux Neufs, mène au col de Jougne et à la frontière. Il est assez beau et je vous le montrerais volontiers si nous avions la moindre chance d’être accueillies, mais depuis la mort tragique de la vieille comtesse – qui était une amie… chère car elle était la bonté incarnée – il vaut mieux l’éviter… à moins de considérer les volées de chevrotine comme quantité négligeable.
— La Police n’y est pas venue ?
— Oh, que si ! La Gendarmerie et même la Douane ! Mais il ne reste là-haut que les gardiens qui, croyez-moi, se prennent au sérieux ! Surtout depuis que la jeune Mme de Granlieu – une Anglaise plutôt farfelue qui trouvait normal de laisser sa fille Gwendoline à longueur d’année chez sa grand-mère paternelle, a suivi le même chemin il y a quelques semaines. Comme l’enfant vivra désormais en Angleterre chez les parents de sa mère, on pense que le château sera sans doute vendu. Une curieuse histoire, si vous voulez mon avis… que je partage d’ailleurs avec les gens du pays… avec des variantes bien entendu ! On pense en général qu’elle aussi a été assassinée…
Mme de Sommières jeta un coup d’œil à Plan-Crépin puis se décida :
— Rien ne le prouve ! L’autopsie n’a révélé qu’un infarctus du myocarde. En dépit de sa jeunesse, elle aurait eu le cœur fragile… et serait morte de peur !
— De… peur ? Comment est-ce possible ?
— Quand vous aurez mon âge, vous verrez que rien n’est impossible… et comme vous êtes trop bien élevée pour nous demander comment nous savons cela, je vous confierai qu’habitant comme elle le parc Monceau nous sommes voisines ou peu s’en faut.
Mlle Clothilde en rosit de plaisir :
— Vraiment ? Mais que c’est donc intéressant !… S’il en est ainsi, remettons le tour du lac à plus tard ! Je vais quand même vous montrer Granlieu en prenant le premier chemin que nous allons rencontrer sur la droite juste après la « Source Bleue » que je vous ferai admirer… une autre fois ! Hue, Gazelle ! Montre-nous comme tu sais bien grimper ! Il ne faut pas oublier que nous sommes dans la Haute-Vallée du Doubs !
Non seulement Gazelle ne renâcla pas, mais parut s’envoler sans trop se soucier de secouer ses passagères. Bientôt apparurent les défenses extérieures – plutôt négligées au point de vue de l’entretien –, d’un petit château portant la marque de la Renaissance qui ne manquait pas d’agréments mais semblait inoccupé, les fenêtres étant occultées par des volets intérieurs. Mlle Clothilde retint avec quelque peine Gazelle qui, mise en appétit, voulait poursuivre sa route.
— On a l’impression qu’il n’y a personne ? dit Mme de Sommières.
— C’est comme cela depuis la mort de la vieille comtesse, mais soyez sûre qu’il est habité et mieux vaut prendre cette route qui nous ramènera à Pontarlier…
— Et au-delà du château, pas de curiosités à voir ?
— Dans notre beau pays, tout est intéressant, mais j’espère que vous allez nous rester assez longtemps pour vous les faire découvrir. Pour le moment je viens de me rappeler…
Non seulement elle s’interrompit, mais tira sur les rênes de Gazelle pour stopper la jument : occupant une partie de la route que l’on devait descendre, deux hommes discutaient sur le mode décontracté annonçant des amis… Le premier, à demi assis sur sa selle de vélo, des pinces corrigeant l’ampleur de sa soutane, les bras croisés sur la poitrine et sa toque noire en auréole, était à l’évidence un prêtre, peut-être même celui auquel Mlle Clothilde avait fait allusion avant de partir. Son interlocuteur fit battre plus vite le cœur de Marie-Angéline. C’était un cavalier et il venait de descendre du bel animal qu’il tenait en bride. Ils se rapprochèrent pour laisser passer le tonneau, mais Mlle Clothilde l’arrêta :
— C’est le Ciel qui vous envoie, Monsieur le curé !…