Un grand sourire éclaira le large visage du prêtre :
— J’ose l’espérer chaque minute de ma vie mais je n’en suis pas toujours certain ! Pourtant si vous l’affirmez… Bonjour, Mademoiselle Clothilde ! Mesdames !
— Madame la marquise de Sommières et sa nièce Mademoiselle Marie-Angéline du Plan-Crépin qui sont nos hôtes pour quelques jours ! Bonjour, Monsieur le baron de Hagenthal !
— Plus de baron, si vous le permettez, Mademoiselle ! J’ai renoncé au titre en changeant de nationalité. Mesdames, ajouta le cavalier en s’inclinant et en ôtant sa casquette de tweed, découvrant de courts cheveux noirs qui ondulaient légèrement mais étaient curieusement coupés en rond ainsi que l’exigeait jadis le port du casque.
Instinctivement, la marquise lui tendit la main, fascinée par ce visage aux profonds yeux noirs, à la bouche charnue qui lui semblait remonter du fond des âges. À cet instant, elle n’osa pas regarder Marie-Angéline qui, incapable d’articuler une parole, restait figée sur place. Le silence allait s’installer mais Mlle Clothilde en eut une soudaine conscience et se hâta d’interroger l’abbé Turpin :
— Nous avions l’intention de passer chez vous, Monsieur le curé ! Mlle du Plan-Crépin a coutume d’entendre la messe chaque jour et vous ne manquez jamais de la dire, mais je suis incapable de lui préciser à quelle heure ?…
— Si vous y veniez plus souvent, vous le sauriez ! fit-il en riant. Mais pardonnez-moi cette mauvaise plaisanterie puisque vous êtes là chaque dimanche ! Mademoiselle, poursuivit-il pour Plan-Crépin, j’officie à sept heures chaque matin, en dehors naturellement des cérémonies ! Et vous serez toujours la bienvenue.
— Merci, Monsieur le curé ! Si vous pouvez m’entendre en confession, je viendrai même un peu plus tôt.
Elle s’adressait au prêtre, mais ne pouvait empêcher son regard de revenir au cavalier qui lui aussi la regardait avec une curieuse expression de sévérité. Tante Amélie comprit soudain que, si l’entretien se prolongeait, la pauvre fille risquait d’éclater en sanglots, et elle rompit les chiens :
— Pardonnez-nous de vous avoir interrompus, Messieurs ! Mademoiselle Clothilde, si cela ne vous ennuie pas, je souhaiterais rentrer à présent…
— Comme vous voulez ! À dimanche, Monsieur le curé ! N’oubliez pas que vous avez un rôle important à jouer dans notre tricentenaire, puisque vous devez venir bénir notre vieille maison !
— Je n’aurais garde d’y manquer ! Ce sera une vraie joie pour moi !
— Et pour nous donc ! Allons-y, Gazelle !
Le tonneau repartit et Mlle Clothilde entreprit le panégyrique de l’abbé Turpin, mais Plan-Crépin ne l’écoutait pas. Tant que furent en vue les deux hommes qui avaient repris leur conversation, elle garda les yeux fixés sur eux et le cœur de Tante Amélie déborda de compassion pour elle. Jusqu’à maintenant son « fidèle bedeau » piquait des « béguins », s’offrait une amourette jamais bien sérieuse. Encore qu’elle ait eu l’impression que le dernier en date – Adalbert en personne – lui eût donné des inquiétudes depuis le don de certain vase Kien-Long dont Marie-Angéline avait fait son plus cher trésor2 . Mais là, que faire ? Comment éviter les ravages qu’une passion non partagée pouvait apporter à ce cœur ô combien virginal ? L’évidence venait d’éclater aux yeux de la marquise : Plan-Crépin aimait cet inconnu sorti tout armé d’une histoire qui rejoignait la légende.
Son orgueil, sa foi en Dieu, son immense culture et son sens de l’humour la sauveraient-ils de la destruction totale ? Encore que l’humour n’ait peut-être pas grand-chose à offrir ! Qui donc avait dit ou écrit qu’il était la politesse du désespoir ? Et le désespoir, la vieille dame refusait farouchement de la voir sombrer dedans. Pas elle ! Pas cette enfant qui avait reçu à la naissance toutes les qualités sauf la beauté !…
Comment faire ? Que faire ? Existait-il même quoi que ce soit pour éviter un désastre ? Jamais on n’aurait dû la ramener dans cette région où elle avait vécu ce dont rêvent la plupart des jeunes filles sans y parvenir : être sauvée de la mort par un chevalier des temps héroïques – car même le cheval figurait au tableau ! Et il n’était pas difficile d’imaginer le sillon creusé par cette chevauchée nocturne !
« Pourquoi diable, fulmina-t-elle intérieurement, avait-il fallu l’auréole du destrier… alors que cet imbécile possédait une camionnette avec laquelle il l’avait ramenée à Pontarlier ? »
Tante Amélie sentit souffler un bref instant un vent de panique. Elle que la vie avait comblée refusait d’assister impuissante à une telle catastrophe. Il allait falloir veiller au grain, ce qu’elle n’avait pas fait ! Elle s’en voulait à présent de ne pas avoir pris au sérieux ce que l’on avait appelé en souriant le « mystère Plan-Crépin ». Comment aurait-elle pu deviner tant qu’elle n’avait pas vu cet homme – pas vraiment beau d’ailleurs ! – de qui émanait une telle force jointe à un attrait tout personnel où se révélait une involontaire grandeur. Le parer aux couleurs de la légende devait être incroyablement facile… Et puis, cette extraordinaire ressemblance ! La marquise, elle aussi, avait fréquenté les musées…
En attendant, il était urgent d’en savoir davantage et, tandis que Gazelle trottait et que Marie-Angéline rêvait, elle entreprit son hôtesse sur le ton de la curiosité mondaine mais à mi-voix :
— Qui est donc ce gentilhomme qui refuse de l’être puisqu’il rejette son titre ?
— Il est hors norme, n’est-ce pas ? À dire vrai, c’est une énigme même pour les vieilles gens d’ici, qui sont nos mémoires !… D’origine autrichienne, il a trouvé le moyen d’être à moitié suisse et à moitié français. De sa mère, une demoiselle de Saint-Sauveur, il possède une maison. L’une de nos belles vieilles fermes qui est un morceau d’un ancien hospice pour les perdus, un peu plus haut sur le plateau pas loin de la frontière. En outre, il a hérité récemment de « La Seigneurie », une ancienne demeure de Grandson, entre le lac et la colline où jadis le Téméraire avait planté cette espèce de Camp du Drap d’Or qui occupe encore les mémoires. Elle appartenait à son parrain, Hugo de Hagenthal, devenu suisse par détestation de son pays. C’est lui qui a francisé le nom…
Mme de Sommières ouvrit la bouche pour dire qu’elle en savait peut-être plus qu’elle sur le sujet, mais la referma. On ne se connaissait pas assez pour ce genre de confidences. Elle se contenta d’un :
— Il exerce une profession quelconque ? fit-elle l’air de rien, avec la désagréable impression d’agir comme une agence de renseignements.
— Sa mère lui a laissé une certaine fortune. De plus il a fait l’École des Chartes, pour son seul plaisir, je crois.
— Marié ?
— Non, pas à ma connaissance. Jusqu’à présent, il ne s’est intéressé qu’à ses vieux papiers, ses livres et ses chevaux !
Priant le Bon Dieu pour que Plan-Crépin ne descende pas de ses nuages – ce qui semblait le cas ! –, elle eut un petit rire en insinuant :
— Quoi ? Pas la moindre fiancée en vue, avec cette allure et surtout cette aura énigmatique qui l’enveloppe ? Les filles ne sont pas curieuses chez vous ?
— Leurs sourires ne lui manquent pas ! Pourtant il n’a pas l’air de leur prêter attention… Ah, si ! Il paraît que depuis quelques mois il aurait remarqué la petite de Regille… mais je préférerais que ce ne soit qu’un vague racontar ! On chuchote en effet que le père d’Hugo, en dépit d’une sérieuse différence d’âge, aurait des vues sur elle.
— Un duel entre un père et son fils, ce n’est guère courant ! Qu’en dit la jeune fille ?