— Je l’ignore. La pauvre est charmante, mais plus timide qu’elle je ne vois personne, et son père est un vieux grincheux qui ne doit pas lui laisser voix au chapitre ! De toute façon, j’espère vraiment qu’il ne s’agit que d’un bruit. On a le temps de s’ennuyer dans nos montagnes, alors on se rue sur le moindre sujet de roman.
Les yeux de Plan-Crépin toujours perdus dans ses rêves, Mme de Sommières lança une dernière question comme le pêcheur lance le leurre au bout de sa ligne :
— Vous redoutez cette rivalité entre un père et son fils ?
— Oh, oui ! Ces deux hommes se haïssent depuis longtemps, mais personne par ici ne semble en connaître la raison et j’avoue ne pas avoir envie de la savoir… Ah, si vous le permettez, je voudrais faire une halte à l’épicerie du village ! Notre cordon-bleu maison a passé une commande phénoménale en perspective de la fête et comme ladite commande ne donne pas signe d’avoir été enregistrée, nous frôlons l’incident diplomatique couvant une véritable explosion !
— Pourquoi ne se fournit-elle pas à Pontarlier ? C’est une ville !
— L’un n’empêche pas l’autre ! Mais Honorine entend que tout le commerce de la région participe à notre tricentenaire !
On s’arrêta donc devant la boutique de l’épicier. Plan-Crépin, alors, quitta son immobilité de statue pour s’animer et demander :
— Si nous n’avons pas besoin de moi, puis-je aller jusqu’à l’église ? Je rentrerai ensuite à pied !
La permission fut accordée gracieusement. Revenir au château sans Plan-Crépin convenait parfaitement aux projets de Tante Amélie. Et, à peine rentrée, elle se mit en quête d’Adalbert… en espérant pouvoir lui parler en aparté.
Le Seigneur ayant décidé de lui donner un coup de main, elle le dénicha au bord du lac, occupé à ramasser des petits galets plats pour faire des ricochets sur l’eau.
— Pourquoi êtes-vous seul ? s’étonna-t-elle en fouillant du regard les alentours pour en être bien sûre.
— Deux zèbres du Collège de France plus Aldo quand il renifle tous azimuts pour relever une piste, c’est trop pour moi… J’avais besoin de détente… et depuis mon enfance je trouve les ricochets particulièrement apaisants pour les nerfs. Évidemment vous ne pouvez pas savoir !
— Et pourquoi non, s’il vous plaît ? Vous oubliez que j’ai été élevée avec des garçons, moi !
Pliant les genoux, elle choisit deux cailloux de la taille et la forme adéquates et les lança avec une dextérité qui écarquilla les yeux de son compagnon :
— Bravo ! J’en ai compté sept pour le premier et huit pour le deuxième ! On va pouvoir faire un concours !
— Avec plaisir mais à condition que nous puissions parler sans témoins. J’ai besoin de vous, Adalbert !
— En tant que moitié d’une paire ô combien fameuse ou…
— Non. Uniquement de vous ! Il s’agit de Plan-Crépin et, malheureusement, je crains que ce ne soit grave !
— Si c’est ça, allons faire un tour dans le parc. Au cas où notre innocente activité attirerait un ou plusieurs amateurs…
Laissant tomber ses cailloux, il sortit son mouchoir, l’offrit à Tante Amélie pour qu’elle s’essuie les mains, en fit autant, puis prenant son bras, il l’entraîna sur le chemin du bord de l’eau au pas de promenade jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue depuis la maison. Un peu plus loin, il y avait un banc sur lequel il la fit asseoir, la rejoignit, mais sans lâcher sa main qu’il garda dans les siennes quand il s’aperçut qu’elle avait les larmes aux yeux :
— Dites-moi ce qui vous bouleverse à ce point !…
1 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.
2 Voir, du même auteur, Le Collier sacré de Montezuma.
11
Une si belle fête !
Il était un peu plus de six heures et demie quand, le lendemain matin, Marie-Angéline en « tailleur » bleu foncé, la tête et le buste enveloppés d’une écharpe de laine assortie, pénétra dans la vieille église encore obscure car le jour se levait à peine. Deux cierges seulement éclairaient l’autel où le sacristain disposait les objets de culte dont l’abbé Turpin allait avoir besoin. La visiteuse matinale le rejoignit pour demander à être entendue en confession, ajoutant que M. le curé était d’accord. Trois minutes plus tard, elle et l’ecclésiastique disparaissaient tous les deux à l’intérieur du confessionnal… et Adalbert chercha un coin tranquille lui permettant de voir sans être vu.
En temps normal il aurait fallu le battre pour le convaincre de sortir de son lit à cette heure indue et l’envoyer à la messe, mais les confidences de Tante Amélie l’avaient sérieusement inquiété. S’y mêlait un soupçon de jalousie. De tout temps, il semblait entendu que « Plan-Crépin » cultivait un petit faible pour lui, et qu’elle soit aux prises avec les tourments d’un grand amour teinté de romantisme ne lui causait aucun plaisir. Il se sentait même frustré au point d’avoir remis à plus tard de tenir Aldo au courant :
« Sur l’instant, il est plongé jusqu’au cou dans les vieux papiers de Vaudrey-Chaumard et même une sonnerie de trompettes ne l’en tirerait pas, avait-il dit à la marquise. Mon ancien professeur cherche à y ajouter son grain de sel en forme de druide, ce qui n’arrange rien. J’avertirai Morosini dès qu’il sera capable de m’écouter. Là où on en est, nous devrions suffire à la tâche, vous et moi. »
Dissimulé par un épais pilier, il suivit la messe en habitué jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de la présence d’un homme derrière un autre pilier : le plus proche de Marie-Angéline. Un homme qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, même s’il ne l’avait jamais vu. De toute évidence celui-là voulait parler à Plan-Crépin…
Sans faire plus de bruit qu’un chat, Adalbert réussit à traverser l’église et à se poster dans le coin sombre ménagé par le confessionnal, se glissa sous le rideau et attendit. De ce point stratégique il devait pouvoir entendre ce que ces deux-là se diraient, sans qu’ils s’en doutent… Comme l’assistance ne comptait que trois ou quatre femmes plutôt âgées, les choses devraient se passer au mieux de ses intérêts.
Et, de fait, la messe terminée, Marie-Angéline se détourna après un dernier signe de croix et se retrouva en face d’Hugo. Elle tressaillit en le reconnaissant, mais il prit aussitôt la parole :
— Il fallait que je vous voie, que je vous parle !
— Est-ce vraiment nécessaire ? N’est-il pas préférable de m’ignorer ? Finalement nous ne nous sommes jamais vus… officiellement !
— Pourquoi êtes-vous revenue alors que je vous l’avais défendu ?
— À quel titre, puisque nous ne nous connaissons pas ?
— Mais parce que vous êtes en danger !
— Moi ? s’étonna-t-elle avec un petit rire triste qui serra le cœur de l’invisible observateur. Je ne vois pas pourquoi ? Je n’ai été qu’invitée avec ma famille à fêter le tricentenaire du manoir Vaudrey-Chaumard ! Et les miens sont assez hauts en couleur pour que je passe inaperçue.
— J’en suis beaucoup moins certain que vous !
— Comment dois-je le prendre ?
— Comme vous voudrez ! Vous m’aviez donné votre parole !
Cette fois elle se fâcha :
— De ne pas parler de vous et je vous jure que je n’ai pas révélé le nom de mon sauveur ! Hier, sur la route, je vous ai ignoré. Que voulez-vous de plus ? Je ne pouvais tout de même pas rester seule à Paris ? Et sous quel prétexte ?
— Les femmes en trouvent toujours. Au moins promettez-moi de repartir dès que la fête sera finie !