Adalbert qui revenait de Pontarlier, les journaux à la main, comprit aussitôt de quoi il était question et arbora un sourire lénifiant :
— On dirait qu’il y a de la révolte dans l’air ? Ça ne va pas, Professeur ?
— Il veut nous quitter, le renseigna Aldo, et je lui explique que ce serait dommage. Participer à une vraie fête comtoise vaut le déplacement ! C’est Wishbone qui aurait dû venir !
— Ah oui ? marmotta Hubert.
— Curieux de tout comme il l’est ? Le contraire m’étonnerait et je suis persuadé que l’affaire du Téméraire l’aurait passionné ! Il aurait été capable d’acheter la moitié du pays pour pouvoir farfouiller en paix !…. Allons nous préparer ! Les aiguilles tournent et dans une demi-heure on va être envahis par le cérémonial ! L’officiel d’abord avec les discours et la bénédiction par l’évêque, puis le banquet tout aussi officiel précédé d’un apéritif monstre où une bonne moitié du département va se déverser ici. Après, sieste suivie du bal avec buffets, et souper servi par petites tables qui clôtureront l’événement avant le feu d’artifice ! Vous n’aurez pas le loisir de vous ennuyer, Professeur !… (Puis, baissant la voix :) Rassurez-vous, nous aussi nous partons demain ou après…
— Vous m’avez l’air bien sûr de vous, cousin ?
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Nous venons d’en prendre la décision, Vidal-Pellicorne et moi !
— J’en serai ravi… si vous y parvenez, mais j’ai le pressentiment que vous resterez encore un moment !
— J’aimerais savoir d’où vous le sortez ? Vous donnez dans la divination ?
— Et pourquoi pas ? Je suis druide, ne l’oubliez pas ! Cela confère certains menus talents…
Les « garçons », comme les appelait Tante Amélie, auraient souhaité en savoir plus, mais le temps manquait pour approfondir la question et chacun fila chez soi afin d’y revêtir une tenue digne de la circonstance.
En admettant qu’ils en eussent douté, les Parisiens ou assimilés durent reconnaître que l’organisation avait été on ne peut plus soignée et que ce tricentenaire ne sentait vraiment pas la province. Le manoir et ses jardins s’emplirent d’une foule élégante qui semblait enchantée de se trouver là. On venait faire la fête et, pour cela, on avait revêtu ses plus beaux atours, mais d’une façon si naturelle que personne n’avait l’air endimanché. Surtout peut-être, les anciens costumes comtois si admirablement conservés qu’ils semblaient neufs obligeaient le temps à reculer, sans en rapporter les odeurs de poivre ou de naphtaline.
Toutes les robes des femmes étaient longues dès le matin, comme pour un bal mais complétées par des capelines de paille fleuries, et, de ce fait, la toilette de Mme de Sommières, toujours fidèle cependant aux robes « princesses » chères à la longue silhouette de la défunte reine Alexandra d’Angleterre, trouvait là un environnement digne de son élégance. Tout Pontarlier et même une bonne partie des notabilités du département venaient rendre hommage à cette vieille et noble demeure née au temps des mousquetaires. Les moires violettes de Mgr l’évêque de Besançon vinrent affoler quelque peu le brave abbé Turpin qui ne s’attendait guère qu’au clergé de Pontarlier. Il semblait que toute la Comté, au moins une grande partie, ait voulu rendre hommage à une famille implantée depuis plus de trois cents ans et jouissant de l’estime, sinon de l’amitié générale.
Après l’allocution et la bénédiction solennelle dont Monseigneur fit son affaire à la place de l’abbé Turpin, infiniment soulagé, parce que l’idée de prendre la parole en plein air et pour une pareille foule le terrifiait – il se sentait perdu quand il n’avait pas autour de lui le « coquetier » rassurant de sa chaire en vieux chêne sculpté –, il y eut des discours variés. Même Hubert en prit sa part au nom du Collège de France et fit l’historique de la famille avant que le Préfet n’accroche au cou d’un Lothaire au bord des larmes la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.
Ensuite le « vin d’honneur » fit couler à flots le champagne, remplacé – selon les goûts ! – par le vin jaune régional ou l’anis de Pontarlier qui édulcorait la dangereuse absinthe, spécialité locale mais interdite à la consommation sous sa forme brute depuis 19151 , ses ravages ayant inspiré des peintres comme Degas ou Toulouse-Lautrec, qui en tirèrent d’admirables toiles. Les boissons accompagnées de canapés et de petits sandwichs permettaient de déguster des produits de la – riche – charcuterie et de l’encore plus riche fromagerie du Haut-Doubs. Ensuite ce fut le banquet des notables où ne se mêlaient qu’un nombre raisonnable d’amis.
On parla de tout et de rien, comme toujours en pareil circonstance, d’autant que la cuisine maison – même associée à celle d’un traiteur réputé – n’était pas de celles qui laissent indifférent. On était en mai, le mois des précieuses morilles, et l’événement avait dépouillé deux forêts pour l’immense bonheur des convives. D’ailleurs, pour cette fête hors du commun, les Vaudrey-Chaumard avaient tenu à ce que la gastronomie traditionnelle soit en vedette. Aussi les truites accommodées selon une recette tenue secrète précédèrent-elles le meilleur poulet au vin jaune jamais dégusté, des foies gras truffés et une foule d’autres succulences avant que n’apparaissent café et liqueurs.
Après plusieurs allocutions et « santé ! » parfois proclamées d’une voix incertaine, chacun rentra chez soi. Les uns pour changer de toilette et prendre un peu de repos avant le bal, les autres – les officiels surtout ! – pour diverses célébrations, et enfin ceux à qui il ne restait qu’à aller se coucher pour se remettre de tant de libations.
Les habitants du « château » optèrent pour une promenade hygiénique le long du lac ou dans le parc qui s’illuminerait à la nuit. Aldo, Adalbert et Hubert furent de ceux-là. Le dernier semblait soucieux et mâchonnait son cigare plus qu’il ne le fumait.
— Quelque chose ne va pas, Professeur ? demanda Aldo.
— Oui ! C’est ma bonne éducation qui me tourmente !
— Je vois ! Vous vous dites qu’il est un peu délicat de tirer notre révérence dès que seront éteintes les lumières de la fête ? Je ne vous cache pas que j’y pense aussi. Nos hôtes se sont donné tant de mal pour cette fête – ô combien réussie ! – que les abandonner, le dernier verre de « vin de paille » avalé, me semble à la limite de la grossièreté. Vous encore, Hubert, pourriez invoquer…
— Rien du tout alors que Venise, elle, pourrait avoir besoin de vous ! Je vous rappelle en outre que c’est vous, pas plus tard qu’hier soir…
— Mille pardons, mais les dons divinatoires attachés selon vous à la fonction de druide…
— Je ne suis pas un « fonctionnaire », brama l’intéressé, et je le maintiens !
— Ça suffit ! coupa Adalbert. Vous avez raison et tort tous les deux. Alors je vais trancher, on reste encore deux ou trois jours ! Comme ça, pas de remords !… Et puis je suis curieux de voir ce qui va résulter de vos talents divinatoires, Professeur !
— Si vous voulez une explication, ne comptez pas sur moi. Je devine certaines réactions… par exemple que votre Marie-Angéline attend je ne sais quoi… peut-être quelqu’un ?! Qui ne vient pas !
— Ça, murmura Adalbert pour le seul Aldo, c’est l’évidence ! Étant donné la place qu’il occupe dans le pays, cet Hugo devrait être là ? Tout le département y est. Pourquoi pas lui ?
— Peut-être à cause de Plan-Crépin justement ? S’il venait, alors qu’elle est présente, il serait en contradiction avec lui-même. Ce soir, je l’imaginerais plutôt à « La Seigneurie » de Grandson et les pieds dans ses pantoufles.