— Oh, ne vous affolez pas ! Il ne s’agit que d’une mise au point. Monsieur von Hagenthal, vous n’avez pas oublié, j’espère, que voici environ trois semaines nous prenions le thé à Bruxelles, chez Mme Timmermans en compagnie de sa fille Agathe et du… « fiancé » de celle-ci ? Autrement dit, vous-même ?
L’homme haussa des épaules dédaigneuses :
— Des fiançailles, cela se rompt ! Surtout quand elles n’existent que dans l’imagination d’une demi-folle ! Cette chère Agathe a horreur du vide et comme elle n’est divorcée que depuis… peu, elle s’est montrée ravie que je lui marque une certaine attention.
— Elle est très jolie et fort riche, ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas manquer de prétendants…
— Il n’y a qu’un malheur, c’est que son ex-époux le baron Waldhaus, bien que divorcé, menace de mort quiconque oserait prendre une place qu’il considère comme la sienne. Je l’ignorais alors, mais j’avoue volontiers que j’aime trop la vie pour l’aventurer sur ce genre de terrain. Et puis j’ai rencontré Marie et plus rien n’a compté que son sourire ! ajouta-t-il en baisant la main de sa fiancée qu’ornait un joli mais banal saphir entouré de petits diamants…
Lothaire prit Aldo par le bras :
— Merci d’avoir voulu m’aider, cher ami, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre ni pire idiot que celui qui a décidé une fois pour toutes de ne rien comprendre. Laissons-les partir et allons boire un verre à la santé de… la vérité ? Dehors, vous autres ! Désolé, Regille !
Tandis que l’indésirable trio disparaissait, on rouvrit les portes un instant refermées et une bouffée de musique envahit le vestibule. Or, en rejoignant Tante Amélie, ils la trouvèrent seule :
— Où est Marie-Angéline ? demanda Aldo. Elle danse, j’imagine ?…
Il imaginait mal : la voix indignée et la personne en question émergèrent de derrière le haut fauteuil et attaquèrent aussitôt :
— Vous n’êtes pas un peu fou de vouloir torpiller ce mariage ? Il faut décidément que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous regarde pas ? À moins que vous n’ayez eu le coup de foudre pour cette jeune bécasse rose ?
— Moi ? Où allez-vous chercher ça ?
— Oh, il suffit de vous connaître ! Votre « grand amour » pour Lisa ne vous a jamais empêché de vous offrir quelques extras et…
— On se tient tranquille, Angelina ! coupa Adalbert qui s’interposait avec un large sourire. Ou plutôt on vient danser avec moi ! Je ne sais pas si vous le savez, mais je suis le roi du tango ! À nous deux et belle comme vous êtes, on va faire un malheur ! poursuivit-il en l’entraînant presque de force…
Ils disparurent au milieu des autres couples et Aldo approcha un tabouret on ne peut plus Louis XIII près du fauteuil de Tante Amélie :
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Allons ! Réfléchis ? Ne nous a-t-on pas dit il n’y a pas si longtemps que la haine entre les Hagenthal père et fils venait de leur rivalité pour la main de Mlle de Regille ? Or la demoiselle a choisi Karl-August – peut-être à cause du château de Granlieu –, et toi, chevaleresque à souhait, tu arrives avec tes gros sabots et tes bons sentiments pour bousiller une si « heureuse union », selon l’expression de jadis ? La voilà libre pour Hugo !... qui va sans doute faire son apparition d’une minute à l’autre !… Eh bien, où vas-tu ? s’étonna-t-elle en le voyant se relever :
— À la cuisine, demander une tasse de tilleul que je vais avaler avec la moitié d’un tube d’aspirine après quoi je file me coucher ! Bonne nuit, Tante Amélie.
— Tu ne peux pas faire ça, voyons !
— Pourquoi pas ! Je suis un vieil homme fatigué…
— Ta ta ta ta ta ! Tu iras te coucher quand tu auras invité la Sous-Préfète. Elle a beaucoup apprécié votre première exhibition ! m’a confié cette excellente Mme Verdeaux ! D’ailleurs rien ne prouve qu’Hugo viendra !… Surtout s’il a entendu ce qui doit être le dernier potin ! S’il ne vient pas, on va voir Plan-Crépin s’éteindre petit à petit comme une lampe romaine en manque d’huile ! Alors avant, accompagne-moi à l’un de ces buffets grignoter un en-cas ! Sinon c’est moi qui vais manquer d’huile !
Ils y furent rejoints par leur hôte qui commença par avaler sans respirer deux verres d’un excellent château chalon qui eût demandé plus de respect, puis profitant d’une pause de l’orchestre et s’adossant à l’une des compositions florales décorant ledit buffet, il réclama un instant de silence, et d’une voix de stentor :
— Mes chers amis, je vous présente mes excuses pour l’incident dont vous venez d’être témoins et qui contrevient aux lois d’hospitalité de cette maison, mais comme dans toutes les familles, il existe dans la nôtre des zones d’ombre remontant parfois à fort longtemps. C’est le cas ici… et je vous demande de l’oublier au nom de l’amitié qui nous unit tous. Encore pardon et merci ! Et nous allons boire ensemble à la santé de cette vieille demeure qui est si heureuse de vous accueillir ce soir.
Après un tonnerre d’acclamations, le champagne coula à flots et le bal repartit de plus belle. La gaieté parut même monter de quelques crans, sauf pour Plan-Crépin : voyant passer le temps sans amener celui qu’elle attendait, elle laissait la déception s’inscrire sur son visage. En dépit des efforts réitérés d’Adalbert et d’Aldo, elle ne remonta à la surface que quand Mlle Clothilde vint s’asseoir auprès de Mme de Sommières en s’éventant avec l’un des cartons d’invitation qui traînait sur un siège… Elle soupira :
— En fait de cadeau d’anniversaire, j’aurais préféré une autre surprise ! Cet individu implanté à Granlieu va nous gâcher la vie et, en ce qui me concerne, je ne vais plus dormir tranquille !
— Il est dangereux à ce point ?
— Plus encore peut-être ! Au temps, récent pourtant, où il venait en simple invité de cette pauvre Isoline – je sais qu’elle n’est plus de ce monde et que l’on doit aux défunts prières et respect ! –, il se comportait en maître plus qu’en invité, alors qu’est-ce que cela va donner maintenant ?
— Comment s’entendait-il avec la vieille comtesse dont chacun dans la région semble s’accorder sur les qualités de cœur ?
— Tous ici nous en sommes d’accord. Pour elle, l’hôte était sacré, mais, à part ses serviteurs, il n’y avait plus d’homme susceptible de faire le ménage et de renvoyer von Hagenthal dans son Autriche natale, cette malheureuse sotte d’Isoline en était folle !
— Et… il venait souvent ?
— Heureusement, non ! Uniquement avec celle qu’on ne peut qu’appeler sa maîtresse. Ils préféraient Paris et trouvaient commode de laisser Gwendoline à sa grand-mère. Que d’ailleurs l’enfant adorait et je n’ai pas compris pourquoi, en plein hiver, sa gouvernante l’a embarquée pour le nord de l’Angleterre où elle avait un problème de famille, alors qu’il eût été plus naturel de la laisser à Granlieu chez sa grand-mère qui la couvait littéralement !
— Mais qui est venue se faire assassiner à Paris peu de temps après ! Cela donne à penser qu’on le veuille ou non, soupira la marquise.
— Certes, mais que dire sans preuves ? Dieu sait que la Police a bien fait son travail mais comment accuser Hagenthal sans s’appuyer sur quoi que ce soit de tangible ?… au même moment plusieurs personnes dignes de foi l’ont rencontré à Vienne.
— Et il n’allait jamais à Grandson voir ce cousin qui était aussi le parrain de son fils ?
— Qu’aurait-il pu y faire ? Je n’ai pas connu le vieux gentilhomme, mais Lothaire, si ! Il vivait, paraît-il, dans un autre temps, et je pense qu’Hugo n’a pas seulement hérité de son prénom et de sa maison ! Votre neveu a dû vous l’apprendre puisqu’il l’a vu mourir ?