— Encore ! Je l’ai parcourue dans tous les sens il y a quelques mois et vous avez l’intention de m’y renvoyer ? Vous devriez vous adresser à Lisa ! C’est son pays… Non, je plaisante ! rectifia-t-il en voyant s’allonger le visage de Maître Massaria. Où désirez-vous que je me rende ?
— À Grandson. C’est une petite ville qui…
— Connaissant mon métier, vous voudriez m’expliquer ce qu’est Grandson ? La fameuse bataille ! Si l’on peut appeler ainsi cette fuite éperdue, en février 1476, de l’armée de Charles le Téméraire suivie du pillage de son camp, positivement fabuleux, où se sont dispersés des joyaux uniques. Grandson ! Mais il m’est arrivé d’en rêver, mon cher Maître ! Alors pour quelle raison m’y expédiez-vous ?
— Pour voir mourir un vieux gentilhomme, mais surtout entendre ce qu’il a à vous confier ! Or il est à deux doigts de sa fin…
— D’où votre hâte ! Rassurez-vous, je partirai dès l’aube ! Mais ayez la bonté de m’en apprendre un peu plus !
— En premier lieu, vous devez savoir qu’il s’agit pour moi d’un véritable ami, que cette amitié date d’avant la guerre et qu’il était autrichien avant de devenir helvète. Son nom vous évoquera peut-être quelque chose : c’est le baron Hagenthal…
— Vous voulez dire qu’il est…
— Le petit-fils de l’homme qui a fait fusiller votre arrière-grand-oncle Angelo Morosini contre le mur de l’Arsenal à la face de tous, quand l’Autriche tenait Venise et après l’avoir attiré dans un traquenard.
— C’est lui ? Et cet homme veut me parler ? Mais de quoi ?
— Ce n’est pas à moi de vous le dire. Sachez seulement que le baron est digne de considération ! S’il en était autrement, je ne vous infligerais pas cette corvée. Et je vous répète qu’il est mourant…
— ….Et que je dois me dépêcher ?
— S’il vous plaît ! fit Massaria gravement. Et je serais grandement étonné que vous me le reprochiez.
Aldo considéra le mince bristol que le notaire lui remettait :
— « De » Hagenthal ? Ne serait-ce pas plutôt « von » Hagenthal ?
— Je vous ai précisé qu’il avait acquis la nationalité suisse. D’où la traduction de la particule. Cela vous choque ?
— En aucune façon et j’avoue que votre histoire m’intrigue. En revanche, ce qui me pose un problème, c’est comment me déplacer rapidement ? Le plus simple serait ma voiture mais nous sommes en hiver ; les cols sont fermés et les tunnels routiers réservent parfois de mauvaises surprises, expliqua Aldo qui venait de se planter devant une carte ancienne et très détaillée de l’Europe qui occupait la moitié d’un mur… Donc, donc, donc… le plus sûr est encore le train jusqu’à Lausanne où je louerai une voiture chez Malher ! À vous revoir, mon cher Maître. Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai !
Comme il serrait la main de son vieil ami, celui-ci la retint quelques instants entre les siennes, puis, avec une émotion qu’il ne put dissimuler :
— Merci d’aller rendre la paix à cette âme en partance, mon cher Aldo, et que Dieu vous bénisse !… Ah ! J’allais oublier ! Dites chez vous que vous vous rendez en Suisse mais en restant évasif ! Il n’est pas exclu que la maison soit sous une certaine surveillance… Et emportez une arme… on ne sait jamais ! Il se peut que je me trompe et j’en serais enchanté, mais je préfère mettre toutes les chances de votre côté !
— Vous pouvez me faire confiance : j’ai l’habitude !
— Encore merci !
Rentré chez lui, Aldo envoya le jeune Pisani, son secrétaire, s’occuper de ses réservations – il avait un train le soir même ! –, chargea Lisa de lui préparer son bagage et se rendit dans le salon des Laques, l’une des pièces préférées de la famille, celle où l’on prenait les repas habituellement. Deux portraits de femmes s’y faisaient face sous des signatures illustres. Deux femmes vêtues de noir, mais si la princesse Isabelle, mère d’Aldo et peinte par Sargent, érigeait sa blondeur dans une robe du soir en velours noir laissant à nu ses épaules et ses bras sans autre bijou que la grosse émeraude de ses fiançailles, son vis-à-vis, Felicia Morosini, offrait un contrepoint séduisant dans son originalité. Winterhalter l’avait peinte dans une amazone noire rendant pleine justice à une beauté d’impératrice romaine, casquée par le petit haut-de-forme ceint d’un voile blanc sur d’épaisses torsades de cheveux couleur d’ébène et lustrés. Une beauté qu’elle avait conservée jusqu’à un âge avancé.
Née princesse Orsini, l’une des deux plus importantes familles de Rome, Felicia s’était éteinte dans ce palais en 1896. Elle avait alors quatre-vingt-quatre ans et Aldo en avait douze. Ce qui était tout à fait suffisant pour vénérer cette grande dame à la dent dure et au caractère intraitable dont les années passées n’avaient pas réussi à éteindre l’indomptable vitalité… On la tenait d’ailleurs pour l’héroïne de la famille…
Mariée à dix-sept ans au comte Angelo Morosini qu’elle ne connaissait que par ouï-dire, elle avait vécu avec lui durant seulement six mois une passion partagée qu’avaient brisée les Autrichiens, alors maîtres de Venise, en fusillant l’époux tant aimé, changeant aussitôt la jeune femme en furie vengeresse.
Devenue une farouche bonapartiste et réfugiée en France, elle s’était affiliée au carbonarisme pour tenter d’arracher son frère à la redoutable forteresse du Taureau, en baie de Morlaix. Ensuite elle avait fait le coup de feu sur les barricades parisiennes durant les « Trois Glorieuses » pour l’admiration sans bornes du peintre Eugène Delacroix dont elle avait été l’amour inavoué. Après avoir échappé aux prisons de Louis-Philippe qu’elle détestait, elle avait tenté d’arracher de sa cage dorée autrichienne le fils de Napoléon puis elle s’était vouée corps et âme à la restauration de l’Empire français dont, durant des années, elle avait été à la fois un agent actif et l’un des plus fiers ornements lorsqu’elle consentait à se montrer à la cour des Tuileries ou de Compiègne.
Fidèle à elle-même autant qu’à son amour de la France, enfermée dans Paris durant le terrible siège qui suivit si dramatiquement l’empire de Napoléon III, elle y reçut une blessure qui la mit à deux doigts de la mort. Elle avait alors cinquante-sept ans mais l’amour d’un médecin de ses amis la sauva. Ce fut lui qui, la tourmente passée, la ramena à Venise où les grands-parents d’Aldo l’accueillirent en reine. De ce jour et à l’exception de deux ou trois voyages en France chez son amie Hortense de Lauzargues1 , elle ne quitta plus le palais Morosini où elle occupait auprès d’Aldo la place de la grand-mère défunte. Le jeune garçon avait aimé de tout son cœur cette grande dame, encore belle en dépit des ans et dont il avait sans doute hérité ce goût de l’aventure dangereuse qui faisait tant soupirer sa femme Lisa. À présent, Felicia Orsini reposait auprès de son époux à San Michele, l’île des morts où la chapelle des Morosini ne manquait jamais de fleurs…
Quand Lisa le rejoignit pour lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il était encore en contemplation devant le portrait. Elle vint glisser son bras sous le sien :
— Je n’ai jamais pu décider laquelle des deux est la plus belle ! fit-elle en jetant un coup d’œil à Isabelle. Il y a évidemment plus de douceur dans le visage de ta mère et plus de bonheur vécu. Leurs vies ont été tellement différentes !
— Leurs caractères aussi. Felicia était une lame d’épée toujours prête à surgir de son fourreau. Maman était la bonté, l’amour incarné… pourtant c’est Felicia qui a fermé les yeux paisiblement au milieu de notre famille agenouillée, tandis que Maman est morte seule et en outre assassinée par un membre de cette même famille !