Stirron était quand même resté suffisamment ouvert pour mettre fin avec un sourire fraternel au protocole. Il commença par répondre dans les formes à mon salut, en levant les bras les paumes tournées vers le haut, puis il transforma ce geste en étreinte, en traversant vivement la salle pour venir me donner l’accolade. Toutefois, il y avait dans cette attitude quelque chose d’artificiel, comme s’il avait réfléchi à la façon de témoigner un accueil chaleureux à son frère, et il s’écarta aussitôt de moi. Il se dirigea vers une fenêtre pour regarder dehors, et ses premiers mots furent : « Jour bestial. Brutale année. »
« Le poids de la couronne est lourd, seigneur septarque ?
— Il t’est permis d’appeler ton frère par son nom.
— On sent la tension qui est en toi, Stirron. Peut-être prends-tu les problèmes de Salla trop à cœur.
— Le peuple meurt de faim, répondit-il. On ne saurait prétendre que c’est là une vétille.
— Le peuple a toujours eu faim, année après année, répliquai-je à mon tour. Mais si le septarque se ronge l’âme à ce sujet…
— Assez, Kinnal ! Tu te montres présomptueux ! » Plus rien de fraternel maintenant dans l’intonation ; il avait peine à dissimuler sa colère. Il était furieux que j’aie remarqué sa fatigue, alors que c’était lui qui avait entamé la conversation en se plaignant. Notre entretien était devenu trop intime. L’état de nerfs de Stirron ne me regardait pas : ce n’était pas mon rôle de le réconforter, il avait un frère par le lien pour cela. Ma tentative d’intérêt envers lui avait été inappropriée et déplacée. « Que veux-tu en venant me voir ? questionna-t-il d’une voix rude.
— L’autorisation de quitter la capitale. »
Il pivota pour se détourner de la fenêtre et me dévisagea. Ses yeux mornes étaient devenus instantanément furieux.
« Où veux-tu aller ?
— On désire accompagner son frère par le lien Noïm jusqu’à la frontière Nord, répondis-je aussi calmement que je le pus. Noïm rend visite au quartier général de son père, le général Luinn Condorit, qu’il n’a pas vu cette année depuis le couronnement de Votre Majesté, et il a demandé qu’on voyage vers le nord avec lui, en témoignage d’affection.
— Quand partirais-tu ?
— D’ici trois jours, s’il plaît au septarque.
— Et pour rester là-bas combien de temps ? » Stirron me jetait les questions à la figure comme s’il était en train d’aboyer.
« Jusqu’aux premières neiges de l’hiver.
— C’est trop long. Trop long.
— En ce cas on peut s’absenter pour moins longtemps.
— Mais es-tu bien obligé de partir ? »
Je sentis mon genou droit se mettre à trembler et je dus lutter pour conserver mon calme. « Stirron, considère qu’on n’a pas quitté la capitale plus d’une seule journée depuis ton accession au trône. Considère qu’on ne peut laisser son frère par le lien voyager seul dans les collines du Nord sans lui apporter le soutien de sa présence.
— Et toi, considère que tu es l’héritier de la première septarchie de Salla, rétorqua Stirron, et que s’il arrive malheur à ton frère pendant que tu es dans le Nord, notre dynastie est perdue. »
La froideur de sa voix, la férocité avec laquelle il m’avait interrogé un moment plus tôt, me plongeaient dans la panique. Allait-il s’opposer à mon départ ? Mon esprit enfiévré échafaudait une douzaine d’hypothèses pour expliquer son hostilité. Il était au courant de mes transferts de fonds et en avait conclu que je m’apprêtais à trahir Salla pour Glin ; ou bien il s’imaginait que Noïm et moi, aidés par les troupes du père de Noïm, allions fomenter une insurrection dans le Nord afin de le détrôner à mon profit ; ou bien il avait déjà décidé de me faire arrêter et éliminer, mais le moment n’en était pas encore venu, et il ne voulait pas me laisser m’éloigner avant de pouvoir se saisir de ma personne ; ou encore… mais à quoi bon poursuivre ? Sur Borthan, nous sommes des gens soupçonneux, et nul n’est plus méfiant que celui qui porte la couronne. Si Stirron refusait de me laisser partir, comme il y semblait résolu, il me faudrait m’en aller en cachette, entreprise qui pouvait échouer.
Je répondis : « Un malheur de ce genre est improbable, Stirron, et quand bien même cela serait, il me serait facile de rentrer d’urgence. Crains-tu à ce point l’usurpation ?
— On craint n’importe quoi, Kinnal, et on ne laisse rien au hasard. »
Il se lança alors dans un discours concernant la nécessité de la prudence et les ambitions des personnages proches du trône, en désignant comme des traîtres possibles plusieurs seigneurs que j’aurais placés parmi les piliers les plus solides du royaume. Et, tandis qu’il parlait, en violant à outrance les restrictions de la Convention par l’exposé qu’il me faisait de ses inquiétudes, je découvrais avec stupeur quel homme torturé et terrifié mon frère était devenu en si peu de temps. Il allait et venait dans la salle avec nervosité, touchant de la main les symboles de son autorité, soulevant à plusieurs reprises son sceptre posé sur une table, donnant à sa voix des inflexions contrastées comme s’il était à la recherche de l’intonation la plus royale. Je me sentais effrayé pour lui. C’était un homme de ma taille, à l’époque plus massif et plus vigoureux que moi, et toute ma vie je l’avais admiré en le prenant pour modèle, et voilà qu’il se montrait à moi rongé de terreur, en commettant en outre le péché de m’en parler. Ces quelques lunes de pouvoir suprême avaient-elles suffi à mettre Stirron dans un pareil état ? La solitude de la septarchie lui était-elle si pesante ? Sur Borthan, nous naissons, vivons et mourons dans la solitude ; pourquoi le poids de la couronne aurait-il été plus pesant que les fardeaux que nous nous infligeons chaque jour ? Stirron continuait de parler, faisant allusion à des complots destinés à l’assassiner, à des préparatifs de révolution chez les paysans qui encombraient la ville, et allant jusqu’à laisser entendre que la mort de notre père n’avait pas été accidentelle. Je tentai de me persuader qu’on pouvait dresser un cornevole de manière à lui faire attaquer sélectivement une personne donnée parmi un groupe de quatorze hommes, mais une notion pareille ne pouvait être acceptée. Il semblait bien que les responsabilités du trône menaçaient de conduire Stirron à la folie. Je me souvenais d’un duc qui, quelques années plus tôt, avait encouru la défaveur de mon père et qui, envoyé pendant six mois au cachot, avait été soumis chaque jour à la torture. Homme puissant et robuste avant sa captivité, il en était ressorti si délabré qu’il souillait ses vêtements avec ses excréments sans même s’en rendre compte. Était-ce là le chemin que prenait Stirron ? Peut-être valait-il mieux finalement qu’il se refusât à mon départ, car, si je restais dans la capitale, je pouvais être prêt à lui succéder au cas où sa condition s’aggraverait de manière irrémédiable.
Mais la fin de son orageux discours devait me réserver une surprise ; il se tenait à l’autre extrémité de la salle, près d’une alcôve au mur de laquelle étaient suspendues des chaînes d’argent, et, soudain, les saisissant à pleines poignées et en arrachant une douzaine de leurs supports, il fit volte-face vers moi et me cria d’une voix rauque : « Donne ta parole, Kinnal, que tu seras revenu du Nord à temps pour assister au mariage royal ! »
Je fus doublement plongé dans l’embarras. Au cours des dernières minutes, j’avais commencé à formuler le projet de rester ; et, désormais, je voyais qu’il m’était loisible de partir, sans savoir si je le devais en raison de la détérioration de l’état mental de Stirron. En outre, il exigeait ma promesse d’un rapide retour, et comment pouvais-je faire au septarque une telle promesse sans être amené à lui mentir, péché que je n’étais pas préparé à commettre ? Jusqu’ici, tout ce que je lui avais dit était la vérité, même si celle-ci n’était que partielle : je projetais effectivement de me rendre dans le Nord en compagnie de Noïm afin de faire une visite à son père, et il était exact que je comptais séjourner dans cette région jusqu’aux premières neiges. Mais comment aurais-je pu m’engager à être rentré pour une date précise ?