« Sous le signe de quel dieu désirez-vous vous placer ? s’enquit-il.
— Du dieu qui protège les voyageurs », lui répondis-je. Nous ne désignons pas nos dieux à haute voix par leurs noms.
Il alluma un cierge de la couleur appropriée – le rose – et le plaça devant le miroir. Par ce geste, il était entendu que le dieu choisi acceptait mes paroles.
« Regardez votre visage, poursuivit le purgateur. Que vos yeux fixent vos yeux. »
Je m’absorbai dans l’examen de mon reflet. Étant donné que nous évitions toute vanité, il n’est pas courant de s’observer dans une glace, sauf en ces occasions de nature religieuse.
« Maintenant, ouvrez votre âme, ordonna le purgateur. Laissez monter à la surface vos chagrins, vos rêves, vos désirs et vos soucis.
— C’est un fils de septarque qui fuit sa patrie », commençai-je, et le purgateur se figea avec un sursaut, en manifestant un intérêt subit. Bien que ne quittant pas le miroir des yeux, je supposai qu’il devait chercher autour de lui le contrat pour voir qui l’avait signé. « La peur de son frère, repris-je, le contraint à s’en aller à l’étranger, mais ce départ le plonge dans l’amertume. »
Je continuai dans cette veine pendant un moment. Le purgateur m’adressait les interjections habituelles chaque fois que j’hésitais, en extirpant de moi les mots avec son habileté professionnelle, mais bientôt il n’eut plus besoin de procéder à cet accouchement verbal, car les mots naissaient spontanément. Je lui parlai de mon désir pour ma sœur par le lien et de l’émoi où m’avait plongé son étreinte ; je lui avouai à quel point j’avais été près de mentir à Stirron ; je lui confiai que je serais absent au mariage royal et que, de ce fait, j’injurierais gravement mon frère ; je confessai plusieurs péchés d’amour-propre mineurs tels que chacun en commet tous les jours.
Le purgateur m’écoutait.
Nous les payons pour qu’ils écoutent, et ils ne font rien d’autre, jusqu’à ce que nous soyons entièrement purgés et soulagés. Telle est notre Sainte Communion : nous prenons ces crapauds dans leur boue et les élevons jusqu’aux maisons divines, où nous achetons leur patience avec notre argent. Aux termes de la Convention, il est permis de dire n’importe quoi à un purgateur, même s’il s’agit de radotage, même si c’est un hideux catalogue de perversions inassouvies et d’immoralité cachée. Nous sommes en droit d’abuser de la patience d’un purgateur jusqu’à le faire périr d’ennui, car il est obligé par contrat de nous écouter stoïquement parler de notre personne. Nous n’avons pas à nous soucier des problèmes du purgateur ni de ce qu’il pense de nous, ni de savoir s’il préférerait accomplir une autre tâche. Il reçoit son salaire et il doit venir en aide à ceux qui ont besoin de lui. Il fut un temps où je considérais que c’était merveilleusement bien organisé d’avoir ainsi des purgateurs pour vider son cœur, Ma vie n’était que trop avancée quand je me suis rendu compte que se confier à l’un de ces hommes ne vous réconforte pas plus que de jouir en se masturbant : il y a de meilleures façons de faire l’amour, il y en a aussi de meilleures d’ouvrir son âme.
Mais je ne l’avais pas compris à cette époque, et, agenouillé devant ce miroir, je connaissais la meilleure guérison dont l’argent peut vous permettre de bénéficier. Tout ce qui restait de vil en moi émergeait, au gré des phrases qui coulaient toutes seules, comme la sève liquoreuse qui coule des arbres de chair qui poussent près du golfe de Sumar. Tout en parlant, j’étais comme hypnotisé par la lueur des cierges, qui paraissait m’attirer vers la surface concave du miroir comme si je sortais de moi ; le purgateur devenait quelqu’un de flou et de lointain, et c’était au dieu des voyageurs que je parlais directement, c’était lui qui allait me guérir avant que je reprenne ma route. Je croyais vraiment qu’il en était ainsi. Je ne dirai pas que j’imaginais littéralement un lieu supérieur, peuplé de divinités prêtes à répondre à nos besoins, mais j’avais à l’époque une conception abstraite et métaphorique de notre religion, et celle-ci me semblait, dans son genre, aussi réelle que mon bras droit.
Le flot de mes paroles s’arrêta, et le purgateur ne tenta pas d’en faire renaître le cours. Il murmura les phrases de l’absolution. J’étais purifié. Il éteignit le cierge en pinçant la mèche entre deux doigts et se leva pour se dépouiller de son surplis. Je restais à genoux, perdu dans mes rêveries, me sentant sans force et tremblant. Mon âme était lavée, nettoyée de toutes les souillures qui l’encombraient. Dans l’euphorie de cet instant, je n’avais plus conscience de l’aspect sordide du lieu. La chapelle devenait un endroit magique et le purgateur flamboyait d’une divine beauté.
« Debout ! me dit-il en me poussant du bout de sa sandale. Vous pouvez reprendre votre voyage. »
Le son de sa voix rompit l’enchantement. Je me levai, secouant la tête pour chasser mon étourdissement, et le purgateur me poussa dans le couloir. Il n’avait plus peur de moi, cet affreux bonhomme, bien que je fusse fils de septarque, car je lui avais tout avoué de ma couardise, de mes désirs secrets pour Halum, des médiocrités dont mon âme était pleine, et la connaissance qu’il avait de mes tares me diminuait à ses yeux : aucun homme ne peut impressionner le purgateur à qui il vient de se confier.
La pluie redoublait quand je sortis de la bâtisse. Noïm, l’air renfrogné, m’attendait dans le véhicule. Il me désigna du doigt sa montre pour me laisser entendre que je m’étais trop attardé.
« Tu te sens mieux maintenant que tu t’es vidé la vessie ? me demanda-t-il.
— Quoi ?
— Je veux dire : tu as bien fait pisser ton âme ?
— C’est une phrase ignoble, Noïm.
— On a envie de blasphémer quand on a la patience à bout. »
Il démarra, et, bientôt, nous longeâmes les murs de la vieille ville, en direction de l’imposante porte de Glin, que gardaient des guerriers aux uniformes trempés et au visage morose. Ils ne nous prêtèrent aucune attention. Noïm franchit la porte et dépassa un panneau indiquant que nous nous engagions sur la grande route de Salla. La ville s’éloigna rapidement derrière nous ; nous roulions à toute allure vers le nord, en direction de Glin.
13
La grande route traverse une des meilleures régions agricoles du pays, la riche et fertile plaine de Nand, qui reçoit chaque printemps les alluvions des cours d’eau venus de l’ouest. À cette époque, le septarque du district de Nand était un grippe-sou notoire, aussi l’état de la chaussée laissait-il beaucoup à désirer, et nous ne fûmes pas loin, comme l’avait prédit ironiquement Halum, de nous enliser dans la boue qui encombrait la route. Ce fut un soulagement de quitter Nand pour pénétrer dans Salla-Nord, où la terre est un mélange de pierres et de sable et où les gens se nourrissent de racines et de produits de la mer. Les voyageurs dans ces contrées sont chose rare, et à deux reprises nous manquâmes d’être lapidés par des villageois affamés et agressifs, qui semblaient considérer comme une insulte notre simple passage à travers leur habitat déshérité. En tout cas, il n’y avait plus de boue sur la route.