Les troupes du père de Noïm étaient cantonnées à l’extrémité nord de la province, en aval du Huish. Le Huish est le plus grand des fleuves de Velada Borthan. Il prend sa source sous la forme d’une centaine de ruisselets qui dévalent les pentes orientales des Huishtors au nord de Salla-Ouest. Au pied des monts, ils se fondent ensuite en un cours d’eau à la vivacité turbulente, qui coule au milieu d’un étroit canyon de granite jalonné par six grandes cascades. Après avoir émergé dans la plaine, le Huish adopte un débit plus serein pour se diriger selon une trajectoire nord-est vers la mer, en devenant de plus en plus large à mesure que baisse le niveau des terres. À son embouchure, il se divise en un delta à huit branches. Dans sa partie ouest, son tracé tumultueux détermine la frontière entre Salla et Glin ; et son cours placide vers l’est sépare Glin de Krell.
Aucun pont n’enjambe le fleuve sur toute sa longueur, et on pourrait penser qu’il est peu nécessaire de fortifier ses rives contre de possibles invasions. Mais, maintes fois au cours de l’histoire de Salla, les hommes de Glin ont franchi le Huish pour venir porter la guerre en nos contrées, et, tout aussi souvent, les citoyens de Salla ont traversé le fleuve en sens inverse pour s’en aller ravager Glin. Les annales rapportent que les terres entre Glin et Krell ne furent pas plus heureuses. C’est pourquoi, tout le long des rives du Huish, se trouvent des bases militaires, et des généraux comme Luinn Condorit passent leur existence entière à surveiller l’approche d’un ennemi éventuel à travers les brumes du fleuve.
Je passai peu de temps au camp du père de Noïm. Le général ressemblait peu à son fils ; c’était un homme massif aux traits accusés, dont le visage semblait rongé par le temps et les frustrations. Pas une fois en quinze ans il ne s’était produit le moindre engagement d’importance le long de la portion de frontière qu’il gardait. L’oisiveté, sans doute, avait enrobé son âme d’une chape de glace. Il parlait peu, terminait chaque phrase en bougonnant et ne tardait pas à s’abstraire de la conversation pour se retrancher dans ses rêves d’actions d’éclat face aux adversaires ancestraux de Glin.
Ce fut un morne séjour que nous passâmes ici. Le devoir filial de Noïm l’obligeait à rester auprès de son père, mais ils n’avaient rien à se dire, et pour moi le général était un étranger. J’avais déclaré à Stirron que je demeurerais avec le père de Noïm jusqu’à la tombée de la première neige de l’hiver, et je tins ma promesse. Heureusement pourtant, ma visite n’en fut pas prolongée, car l’hiver est précoce dans le Nord. Au cours du cinquième jour, des flocons se mirent à voltiger, et je fus relevé de l’engagement que je m’étais imposé.
Un chemin de fer qui s’arrête dans trois gares relie Salla à Glin, sauf en cas de guerre. Par un petit matin blafard, Noïm me conduisit à la gare la plus proche, et nous nous fîmes nos adieux en nous embrassant solennellement. Je m’engageai à lui faire connaître mon adresse une fois que je serais fixé à Glin afin qu’il puisse me tenir informé de ce qui se passait à Salla. Il me promit de veiller sur Halum. Nous échangeâmes des propos vagues sur les futures circonstances qui nous permettraient de nous rencontrer à nouveau ; peut-être tous deux iraient-ils rendre visite à Glin l’année suivante ; peut-être tous les trois nous rendrions-nous à Manneran pour les vacances. Mais c’était avec une intonation peu convaincue que nous exposions ces projets.
« Jamais ce jour de séparation n’aurait dû se produire, me dit Noïm.
— À la séparation succèdent les retrouvailles, lui répondis-je.
— Peut-être aurais-tu dû faire un effort pour t’entendre avec ton frère…
— Il n’y avait aucun espoir d’y parvenir.
— Stirron a parlé de toi en termes chaleureux. Manque-t-il de sincérité ?
— Pour l’instant, il est sincère. Mais il ne tarderait pas à trouver la présence de son frère à ses côtés d’abord gênante, puis pesante, puis insupportable. Les nuits d’un septarque sont plus paisibles quand il n’y a pas à proximité de prétendant en puissance au trône. »
Le train entrait en gare. J’étreignis le bras de Noïm et nous échangeâmes une nouvelle fois nos adieux. Mes dernières paroles furent : « Quand tu reverras le septarque, assure-le de tout l’amour de son frère. » Puis je montai dans mon wagon.
Le voyage fut rapide. En moins d’une heure, je me retrouvai sur la terre étrangère de Glin. Les fonctionnaires du service de l’immigration m’examinèrent d’un air sourcilleux, mais se dégelèrent à la vue de mon passeport, dont la couleur rouge attestait de mon rang dans la noblesse et dont la bande dorée montrait que j’étais de la famille du septarque. J’obtins sans délai mon visa pour un séjour d’une durée indéfinie. Sans nul doute, ils allaient se pendre au téléphone dès que j’aurais quitté les lieux afin de prévenir leur gouvernement qu’un prince de Salla était sur le territoire. Il était à supposer que l’information serait vite transmise aux représentants diplomatiques de Salla dans la province de Glin, lesquels la transmettraient à mon frère pour son plus grand déplaisir.
Une fois ces formalités accomplies, je me rendis à une succursale de la Banque de la Convention, non loin des bureaux de la douane, pour y convertir mon argent en monnaie de la province du Nord. Mes nouveaux fonds me permirent de louer les services d’un chauffeur pour qu’il m’emmène jusqu’à la capitale, dont le nom est Glain, à une demi-journée de trajet vers le nord.
La route étroite et sinueuse traversait un paysage lugubre où l’hiver avait depuis longtemps dénudé les arbres. De chaque côté de la voie, la neige salie avait été amassée en talus élevés. Glin est une province au climat rigoureux. Elle a été fondée par des hommes d’une nature puritaine qui trouvaient trop facile encore l’existence offerte par Salla et qui craignaient, en y restant, d’être tentés de trahir la Convention. N’ayant pu convaincre leurs citoyens de s’adonner à une piété accrue, ils décidèrent de s’expatrier et traversèrent le Huish à bord de radeaux pour s’installer plus au nord. Gens rudes et contrée rude : si médiocre que soit l’agriculture à Salla, elle est encore deux fois plus pauvre à Glin, et les habitants ont comme principales sources de revenus la pêche, l’industrie, le commerce et la piraterie. Si ma mère n’avait pas été originaire de Glin, je n’aurais jamais choisi un tel lieu pour mon exil. Et, pourtant, je ne devais rien gagner aux contacts avec ma famille.
14
Je fus à Glain au crépuscule. Comme notre capitale, c’est une ville encerclée de remparts, mais elle ne lui ressemble pas. Notre cité allie la puissance à la grâce ; ses maisons sont faites de grands blocs de pierre, de basalte noir et de granite rose provenant des montagnes et ses larges rues permettent de splendides promenades où se succèdent d’imposants points de vue. Si l’on excepte notre coutume de remplacer les fenêtres par des fentes étroites, c’est une ville ouverte et accueillante, dont l’architecture symbolise la hardiesse et l’aisance de ses citoyens. Mais Glain, par contre, quel affreux spectacle !
Glain est construite de brique jaune, çà et là parsemée d’une misérable pierre rose qui s’effrite sous le doigt. Elle n’a pas de rues, rien que des ruelles ; les maisons se touchent presque, comme si elles avaient peur qu’un intrus ne se glisse entre elles. Une avenue à Glain n’impressionnerait pas l’habitant d’un de nos quartiers les plus pauvres. Les architectes de cette cité l’ont créée à l’image d’un peuple entier de purgateurs : tout y est tordu, bancal, sans harmonie et grossier. Mon frère, à la suite d’un voyage diplomatique qu’il avait un jour effectué à Glain, m’avait décrit l’endroit, mais j’avais mis ses paroles sur le compte du chauvinisme ; aujourd’hui, je voyais que Stirron n’avait été que trop indulgent.