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Quant aux gens de Glain, ils ne valent pas mieux que leur ville. En un monde où la suspicion et le secret sont érigés en vertu, on ne s’attend guère à rencontrer le charme ; mais ces gens-là dépassaient la mesure. Vêtements sombres, mines sombres, âmes sombres, cœurs fermés et racornis. Même leur façon de parler révélait la constipation de leur esprit. La langue de Glin est la même que celle de Salla, bien que les gens du Nord aient un accent prononcé. Je n’étais pas gêné par celui-ci, mais je l’étais en revanche par leur syntaxe d’effacement de soi. Mon chauffeur, qui n’était pas un homme de la ville et qui par conséquent semblait presque aimable, me déposa à une hôtellerie où il jugeait que je serais bien accueilli. En entrant, je dis : « On voudrait une chambre pour la nuit, et peut-être pour quelques jours. » L’hôtelier me dévisagea avec autant de sévérité que si j’avais dit : « Je voudrais une chambre » ou proféré quelque autre ignominie. Je découvris plus tard que même la circonlocution polie dont nous usons paraît trop vaniteuse aux yeux des hommes du Nord. Je n’aurais pas dû dire : « On voudrait une chambre », mais plutôt : « Y a-t-il une chambre ? » Au restaurant, il est malséant de dire : « On va commander tel et tel plat » ; il faut dire : « Voici les plats qui ont été choisis. » Et ainsi de suite dans chaque circonstance, en donnant à chaque parole une pesante forme passive afin d’éviter le péché de mentionner même indirectement sa propre existence.

En punition de mon ignorance, l’hôtelier me donna sa chambre la plus médiocre et me la fit payer deux fois le tarif. À ma façon de parler, il avait reconnu en moi un homme de Salla ; pourquoi se serait-il montré courtois ? Mais, au moment de signer le contrat pour la nuit, je dus lui montrer mon passeport ; il demeura bouche bée en voyant que son client était un prince en voyage. Plutôt radouci, il me demanda alors si je voulais qu’on me monte du vin dans ma chambre ou peut-être qu’on m’envoie une fille de joie. J’acceptai la première offre mais déclinai la seconde. Car, jeune comme je l’étais, j’avais une peur extrême des maladies qui pouvaient se tapir dans les flancs des femmes étrangères. Je passai la nuit seul dans ma chambre, en regardant par la fenêtre la neige tomber dans un canal bourbeux et en me sentant plus solitaire que jamais, plus en fait que je ne l’ai jamais été depuis.

15

Une semaine passa avant que je trouve le courage d’entrer en contact avec la famille de ma mère. Chaque jour, je me promenais des heures dans la ville, drapé dans mon manteau pour me garantir du vent, en considérant avec étonnement la laideur de tout ce qui m’entourait, aussi bien les gens que les constructions. Je localisai l’ambassade de Salla et vint rôder aux alentours, sans vouloir y entrer, simplement pour le plaisir de sentir ce lien avec ma patrie que représentait l’affreuse bâtisse trapue. J’achetai des monceaux de livres bon marché, et je les lus jusqu’à des heures avancées de la nuit afin d’en savoir d’avantage sur ma province adoptive. Il y avait une histoire de Glin, un guide de la ville de Glain, un interminable poème épique racontant la fondation des premières communautés au nord du Huish, et bien d’autres encore. Je noyais ma solitude dans le vin – non celui de Glin, car ils n’en produisaient pas, mais le doux vin doré et chaleureux de Manneran, qu’ils importent en fûts géants.

Je dormais mal. Une nuit, je rêvai que Stirron était mort d’une attaque et qu’on me recherchait. Plusieurs fois dans mon sommeil, je revis mon père frappé à mort par le cornevole ; aujourd’hui encore, ce rêve me hante et revient me visiter deux ou trois fois par an. J’écrivis à Halum et à Noïm de longues lettres que je déchirai sans les envoyer, car elles empestaient l’apitoiement sur soi. J’en écrivis une autre à Stirron afin de le prier de me pardonner ma fuite, et je la déchirai aussi. Quand tout autre recours eut échoué, je demandai à l’hôtelier de m’envoyer une fille. Celle qu’il me dépêcha était une créature osseuse un peu plus âgée que moi, avec d’énormes seins pareils à des outres gonflées. « Il paraît que tu es un prince de Salla », déclara-t-elle timidement en s’allongeant et en écartant les cuisses. Sans répondre, je me couchai sur elle et la pénétrai. Le volume de mon organe la fit crier de peur et de plaisir à la fois, et elle se mit à se trémousser si frénétiquement qu’en moins d’un instant je me répandis en elle. Furieux, je tournai contre elle ma colère, et je me retirai d’elle en criant : « Qui t’a dit de bouger ? Je ne t’avais pas demandé de le faire : je voulais choisir le moment ! » Elle sortit en courant de la chambre, encore nue, plus terrifiée, je pense, par mes obscénités que par ma fureur. Jamais auparavant je n’avais employé la première personne en présence d’une femme. Mais, après tout, ce n’était qu’une prostituée. Dans ma naïveté, j’avais peur que l’hôtelier ne me chasse pour avoir employé un langage aussi vulgaire, mais il s’abstint de tout commentaire. Même à Glin, il n’est pas nécessaire d’être poli envers les putains.

Je me rendis compte que j’avais éprouvé un étrange plaisir à lui jeter ces mots à la figure. Je me mis à entretenir de curieuses rêveries éveillées au cours desquelles j’imaginais la fille aux gros seins toute nue sur mon lit, avec moi penché sur elle et lui criant : « Je ! Je ! Je ! Je ! Je ! » Ces rêveries avaient même le pouvoir de me faire entrer en érection. J’envisageai passagèrement d’aller voir un purgateur pour me délivrer de ce concept répugnant, mais, au lieu de cela, deux nuits plus tard, je demandai à l’hôtelier qu’il m’envoie une autre fille, et je lui fis l’amour en criant en silence, au rythme de chaque secousse de mon corps : « Je ! Moi ! Je ! Moi ! »

C’est ainsi que se dépensait mon patrimoine dans la capitale de Glin la puritaine : en flâneries, en beuveries et en amours vénales. Puis, quand la puanteur de mon oisiveté se mit à m’offenser les narines, je refrénai ma timidité et me décidai enfin à aller voir les parents que j’avais à Glain.

Ma mère était la fille d’un des premiers septarques de Glin ; celui-ci était mort, ainsi que son fils et héritier ; c’était maintenant son petit-fils, Truis, neveu de ma mère, qui était sur le trône. Il me semblait trop audacieux d’aller directement m’adresser à mon royal cousin pour solliciter son aide. Étant concerné aussi bien par les affaires de l’État que par celles de sa famille, il aurait pu répugner à apporter son concours au frère en fuite du premier septarque de Salla, de peur d’entrer ainsi en conflit avec Stirron. Mais j’avais une tante, Nioll, sœur cadette de ma mère, qui nous avait souvent rendu visite du vivant de celle-ci et m’avait tenu sur ses genoux lorsque j’étais enfant. Pour sa part, peut-être accepterait-elle de m’aider.

Elle avait fait un mariage digne de son rang. Son époux était le marquis de Huish, qui disposait d’une grande influence à la Cour du septarque et qui, en outre – car à Glin il n’est pas inconvenant que la noblesse s’occupe de commerce – dirigeait l’un des comptoirs les plus prospères de la province. Ces comptoirs ressemblent quelque peu à des banques mais sont d’une autre espèce ; ils prêtent de l’argent aux brigands, aux marchands ou autres seigneurs de l’industrie, à un taux d’intérêt prohibitif, tout en s’octroyant automatiquement une part dans toute entreprise à laquelle ils apportent leur concours ; ainsi poussent-ils leurs tentacules dans des centaines d’organismes pour finir par jouer un rôle économique de premier plan. À Salla, les comptoirs ont été interdits il y a un siècle, mais, à Glin, ils sont florissants au point de constituer presque un second gouvernement. Je n’avais aucune sympathie pour le système, mais je préférais y avoir recours plutôt que d’avoir à mendier.