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Après m’être renseigné à mon hôtellerie, je me rendis au palais du marquis. Pour la ville, c’était une construction imposante dont les trois ailes s’étalaient au bord d’un lac artificiel, au cœur du quartier aristocratique. Je ne cherchai pas à entrer ; j’étais simplement venu déposer un billet informant la marquise que son neveu Kinnal, fils de l’ancien septarque de Salla, était à Glain et sollicitait la faveur d’une audience ; je terminai en indiquant le nom de mon hôtellerie. Trois jours plus tard, l’hôtelier vint avec quelque effarement me prévenir que j’étais demandé par un visiteur portant la livrée du marquis de Huish. Nioll avait envoyé une petite voiture pour me prendre ; je fus emmené jusqu’à son palais, qui s’avéra plus luxueux à l’intérieur qu’à l’extérieur ; elle me reçut dans un grand vestibule dont les parois garnies de miroirs en tous sens créaient l’illusion de l’infini.

Depuis les six ou sept ans que je ne l’avais vue, elle avait beaucoup vieilli ; mais mon étonnement devant ses cheveux blancs et ses rides fut moins grand que le sien face à l’homme que j’étais devenu. Nous nous saluâmes à la manière de Glin, en joignant le bout de nos doigts ; elle me fit ses condoléances à propos de la mort de mon père et ses excuses pour ne pas avoir assisté au couronnement de Stirron. Puis elle me demanda le motif de ma venue et témoigna peu de surprise quand je le lui eus appris. Avais-je l’intention de me fixer ici en permanence ? demanda-t-elle. Je lui répondis que oui. Et comment comptais-je trouver de quoi subsister ? En travaillant au comptoir de son mari, expliquai-je, si toutefois je pouvais obtenir un tel poste. Elle ne parut pas trouver mon ambition déraisonnable et se contenta de demander si j’avais des dispositions particulières permettant qu’on me recommande au marquis. Ce à quoi je répliquai que j’avais eu une formation juridique (sans mentionner à quel point elle avait été incomplète) et que j’étais donc au courant de la législation de Salla : ainsi pouvais-je être utile dans le traitement des affaires entre le comptoir et cette province. J’ajoutai que, grâce à mon lien avec Halum, j’étais proche de Segvord Helalam, jupe suprême du port de Manneran, et que je pourrais avoir un rôle à jouer également dans les affaires avec Manneran. Je conclus en faisant remarquer que j’étais jeune, fort et ambitieux, et que je me mettrais entièrement au service des intérêts du comptoir, pour notre avantage mutuel. Toutes ces déclarations semblèrent satisfaire ma tante, et elle me promit de m’obtenir une entrevue avec le marquis. Je quittai le palais fort satisfait des perspectives qui m’étaient ainsi ouvertes.

Quelques jours plus tard, j’étais convoqué aux bureaux du comptoir. Toutefois, ce n’était pas avec le marquis que j’avais rendez-vous mais avec un de ses adjoints, un nommé Sisgar. J’aurais dû considérer la chose comme un présage. Cet homme à l’aspect cauteleux, au visage imberbe et au crâne chauve, dont la tunique vert foncé était à la fois austère et ostentatoire, m’interrogea brièvement sur mon instruction et mon expérience. En dix questions, il eut découvert que la première était limitée et la seconde pratiquement nulle ; toutefois, devant le ton aimable avec lequel il commentait mes carences, je supposai que, malgré mon ignorance, ma naissance et ma parenté avec la marquise me permettraient d’obtenir un poste. Je fus amèrement déçu ! Le rêve que j’avais fait de gravir les échelons hiérarchiques de l’administration du comptoir s’écroula quand j’entendis la voix de Sisgar me dire : « Les temps sont durs, et sûrement Votre Grâce comprendra qu’il est dommage qu’elle s’adresse à nous au moment où une réduction des dépenses s’avère nécessaire. Il y aurait maints avantages à vous employer, mais cela pose de nombreux problèmes. Le marquis tient à ce que vous sachiez combien il a apprécié votre offre de services, et son espoir est de vous faire entrer dans la maison dès que les conditions économiques le permettront. » Sur ces mots, il me congédia avec des courbettes et un sourire déférent, et je me retrouvai dans la rue avant même d’avoir pleinement réalisé le coup qui venait de m’être porté. Ils ne pouvaient rien me donner, pas même un poste subalterne dans quelque succursale villageoise ! Comment était-ce possible ? Je faillis revenir en arrière pour lui crier : « C’est une erreur, je suis le cousin de votre septarque, c’est le neveu de la marquise que vous êtes en train de renvoyer ! » Mais tout cela, ils le savaient, et ils m’avaient quand même fermé la porte au nez. Lorsque je téléphonai à ma tante pour lui faire part de mon indignation, on me répondit qu’elle était partie à l’étranger et qu’elle passerait l’hiver dans les verdoyantes contrées de Manneran.

16

Plus tard, ce qui s’était passé me devint clair. Ma tante avait parlé de moi au marquis, et ce dernier s’était entretenu avec le septarque Truis, lequel, jugeant que le fait de me fournir un emploi pourrait lui attirer des ennuis avec Stirron, avait enjoint au marquis de ne pas m’engager. Sous le coup de la fureur, j’eus l’idée d’aller protester auprès de Truis, mais je ne tardai pas à voir la futilité de ce projet ; et puisque Nioll, ma seule protectrice, avait manifestement quitté Glain dans le seul but d’éluder ses responsabilités en ce qui me concernait, il m’apparaissait à l’évidence que je n’avais aucun espoir de ce côté. J’étais seul dans cette ville à l’approche de l’hiver, sans aucun travail en cette terre étrangère, et mon rang m’était plus un poids qu’autre chose.

Mais ce n’était que le début.

Me présentant un matin à la Banque de la Convention pour retirer des fonds, je fus informé que mon compte avait été mis sous séquestre à la demande du grand trésorier de Salla, qui enquêtait sur l’éventualité d’un transfert illégal hors de la province. En le prenant de haut et en brandissant mon passeport royal, je parvins à me faire remettre une somme suffisante pour vivre pendant une semaine, mais le reste de mon argent était perdu pour moi. Je ne me sentais pas armé en effet pour accomplir les démarches et les manœuvres qui auraient pu aboutir à débloquer mes fonds.

Un peu plus tard, je reçus à l’hôtellerie la visite d’un diplomate de Salla, un sous-secrétaire obséquieux qui me rappela, en agrémentant son discours de maintes génuflexions et formules de respect, que le mariage de mon royal frère ne tarderait pas et qu’on attendait mon retour à cette occasion. Sachant que je ne pourrais plus quitter Salla si je me remettais entre les mains de Stirron, j’expliquai que des affaires urgentes requéraient ma présence à Glain à l’époque des noces et je priai mon interlocuteur de transmettre mes plus profonds regrets au septarque. Le sous-secrétaire accueillit l’information avec une courtoisie toute professionnelle, mais je n’eus pas de peine à déceler l’éclair de plaisir sauvage qui perça derrière son masque : il pensait que j’allais m’attirer les pires ennuis, et il ne ferait pas un geste pour m’y soustraire.

Le quatrième jour qui suivit, l’hôtelier vint me dire que je ne pouvais plus rester dans l’établissement, car mon passeport n’était plus valable et je n’avais légalement plus le droit de résider dans la province.

C’était là une chose impossible. Un passeport royal tel que celui que je détenais est valide à vie, cela dans toutes les provinces de Velada Borthan, sauf en cas de guerre ; or, aucune guerre à cette époque n’était en cours entre Salla et Glin. L’hôtelier n’opposa que des haussements d’épaules à mes protestations ; il m’exhiba l’avis qu’il avait reçu de la police, lui enjoignant de chasser cet étranger indésirable, et me suggéra de m’adresser aux bureaux de l’état civil si j’avais des requêtes à formuler. Bien entendu, je me gardai de le faire. Mon expulsion n’était pas accidentelle, et si je me montrais dans les services gouvernementaux, je risquais simplement de hâter mon arrestation éventuelle et mon extradition.