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Dans la mesure où cette arrestation m’apparaissait comme un risque imminent, je m’interrogeai sur le meilleur moyen d’échapper aux officiels de Glin. Je regrettais avec amertume l’absence de mon frère et de ma sœur par le lien, car ils étaient les seuls à qui j’aurais pu demander conseil. Nulle part en cette province de Glin je n’avais de chance de trouver quelqu’un à qui m’adresser pour dire : « On a peur ; on est dans un grave péril ; on a besoin d’assistance. » Les murs de pierre de la coutume m’empêchaient d’accéder à l’intimité de quiconque. Dans le monde entier, il n’existait que deux êtres à qui je pouvais me confier, et ils étaient loin de moi. Je devais trouver moi-même la voie de mon salut.

Je décidai de me cacher. L’hôtelier m’avait accordé quelques heures pour préparer mon départ. Je rasai ma barbe, échangeai mes vêtements princiers contre ceux d’un autre client à peu près de ma taille. Du reste de mes affaires, je fis un ballot que je me mis en guise de bosse sur le dos, et, ainsi contrefait, je quittai l’hôtellerie en boitillant, un œil plissé et la bouche déformée sur le côté. J’ignore si ce déguisement naïf était en mesure de duper ceux qui me guettaient ; toujours est-il que personne ne m’appréhenda, et qu’en cet appareil je pus sortir librement de Glain sous une fine pluie froide qui ne tarda pas à se transformer en neige.

17

Mes pas me conduisirent à la porte nord-ouest de la cité. Je venais de la franchir quand un lourd camion me dépassa dans un grondement, et ses roues, en passant dans une flaque de boue à demi enneigée, m’aspergèrent copieusement. Je fis halte pour me nettoyer ; le camion s’arrêta également et le conducteur en descendit en s’exclamant : « Il y a ici un motif de s’excuser. Il n’était pas intentionnel de vous arroser ainsi ! »

Cette courtoisie me surprit tellement que je me redressai de toute ma taille, en cessant de déformer mes traits. Il était manifeste que le conducteur m’avait pris pour un vieillard faible et courbé par les ans ; il assista avec stupeur à ma transformation et éclata de rire. Je ne savais quoi dire. Ce fut lui qui rompit le silence en déclarant : « Il y a place à l’intérieur, si vous en avez le désir. » Mon esprit se mit à échafauder un projet fantastique : il allait m’emmener jusqu’à la côte, ou je m’enrôlerais sur un vaisseau marchand à destination de Manneran, et, dans cette heureuse terre tropicale, je me confierais à la protection du père de ma sœur par le lien, échappant ainsi à tout danger.

« Dans quelle direction allez-vous ? demandai-je.

— Vers l’ouest, dans les montagnes. »

Autant pour Manneran. J’acceptai quand même son offre. Il ne me proposait de signer aucun contrat, mais je négligeai la chose. Nous restâmes quelques minutes sans parler ; j’écoutais avec satisfaction le clapotement des pneus sur la route enneigée, en songeant à la distance croissante qui me séparait de la police de Glain.

« Vous êtes un étranger, n’est-ce pas ? finit-il par dire.

— En effet. » Comme je craignais qu’on n’ait fait rechercher un homme de Salla, je choisis un peu tardivement d’adopter l’accent doux et liquide du Sud tel que Halum m’avait appris à le prononcer, espérant qu’il oublierait que ma première phrase avait été marquée par celui de Salla. « Vous voyagez avec un natif de Manneran, qui trouve votre saison hivernale bien étrange et pesante.

— Qu’est-ce qui vous amène dans le Nord ? questionna-t-il.

— Une affaire d’héritage maternel. La mère de celui qui vous parle était une femme de Glain.

— Les hommes de loi vous ont-ils été propices ?

— L’argent a fondu entre leurs mains, sans qu’il en reste rien.

— Comme d’habitude. Vous êtes à court, n’est-ce pas ?

— Entièrement, admis-je.

— Eh bien, on comprend votre situation, car on l’a traversée aussi. Peut-être peut-on faire quelque chose pour vous. »

À sa manière de construire la phrase, en s’abstenant cette fois d’utiliser la construction passive de Glin, je compris que lui aussi devait être un étranger. Me tournant pour le dévisager, je lui dis : « Ne se trompe-t-on pas en pensant que vous venez également d’un autre pays ?

— C’est exact.

— Votre accent n’est pas familier. Êtes-vous d’une province occidentale ?

— Oh ! non, non.

— Pas de Salla, alors ?

— De Manneran », avoua-t-il, en éclatant de rire à nouveau. Il mit un terme à ma confusion en ajoutant : « Vous imitez bien l’accent, mon ami. Mais inutile de faire cet effort plus longtemps.

— On ne reconnaît pas votre origine à votre manière de parler, marmonnai-je.

— C’est qu’on a vécu longtemps à Glin, répondit-il. Et qu’on a acquis un mélange de divers accents. »

Je ne l’avais pas dupé un seul instant. Pourtant, il ne tenta pas de pénétrer mon identité et ne parut pas curieux de savoir qui je pouvais être et d’où je venais. Nous engageâmes la conversation. Il me raconta qu’il possédait une scierie à l’ouest de Glin, au flanc des Huishtors, là où poussent les arbres à miel aux aiguilles jaunes ; il se passa peu de temps avant qu’il m’offre de travailler comme bûcheron dans son entreprise. Le salaire était bas, précisa-t-il, mais là-bas on respirait un air pur, on ne voyait jamais d’officiels du gouvernement, et des choses telles que passeport et permis de séjour ne comptaient pas.

Bien entendu, j’acceptai. Je découvris que l’endroit était magnifique : la scierie dominait un lac montagnard dont les eaux étincelantes n’étaient jamais gelées, car il était alimenté par une rivière chaude dont la source, disait-on, était située en profondeur sous les Terres Arides. Les pics couronnés de glace des Huishtors se dressaient au-dessus de nous à une altitude vertigineuse, et non loin de là se trouvait la Porte de Glin, le col par lequel on va de Glin aux Terres Arides, en traversant au passage une parcelle des Terres Glacées. Mon nouveau patron avait une centaine d’employés à son service, individus rudes au langage grossier qui proféraient sans cesse des « je » et des « moi » sans honte ; mais c’étaient des travailleurs honnêtes et courageux à la tâche, et je n’avais jamais approché cette catégorie d’hommes. Mon idée était de passer l’hiver en ces lieux, en mettant mon salaire de côté, et de partir pour Manneran quand j’aurais gagné le prix de mon voyage. Les nouvelles du monde extérieur nous parvenaient quand même de temps à autre, et j’appris ainsi que les autorités de Glin recherchaient un jeune prince de Salla qu’on croyait être devenu fou et qui devait errer quelque part dans la province. Le septarque Stirron demandait de façon pressante que le malheureux jeune homme soit renvoyé à sa terre natale pour y recevoir les soins médicaux que son état nécessitait. Soupçonnant que les routes et les ports étaient surveillés, je prolongeai jusqu’au printemps mon séjour dans les montagnes, puis, devenant de plus en plus précautionneux, j’y passai également l’été. À la fin du compte, il se trouva que je restai plus d’un an là-bas.

Cette année apporta en moi de grands changements. Le travail était dur qui consistait par tous les temps à abattre les énormes arbres, à les dépouiller de leurs branchages et à les transporter à la scierie. Les journées étaient longues et froides, mais il y avait du vin à profusion le soir, et tous les dix jours un groupe de femmes venaient d’une ville voisine pour nous distraire. Mon poids augmenta à nouveau de moitié, uniquement en muscles, et ma taille grandit jusqu’à surpasser celle de tous les autres bûcherons, ce qui provoqua des plaisanteries sur mes proportions. Ma barbe poussait dru et les traits de mon visage s’accusaient à mesure que disparaissait leur juvénilité. Les bûcherons qui m’entouraient m’étaient plus sympathiques que les courtisans parmi lesquels j’avais passé le début de mon existence. Peu d’entre eux savaient même lire, ils ne connaissaient rien de l’étiquette ni de la politesse, mais c’étaient des hommes joyeux et pleins d’entrain, à l’aise dans leur peau. Il ne faut pas croire que le fait de parler à la première personne leur donnait le cœur ouvert et enclin à s’épancher en confidences ; sous cet angle, ils observaient la Convention, et peut-être même étaient-ils plus secrets sur certains sujets que les gens éduqués. Et, pourtant, leur âme paraissait plus chaleureuse que celle de ceux qui parlent en pronoms passifs et impersonnels. Et peut-être fut-ce mon séjour parmi eux qui implanta en moi le germe de la subversion, la conscience de l’erreur de base dont souffrait la Convention, notion qui, plus tard, devait trouver son épanouissement grâce au Terrien Schweiz.