Une fois mon âme purifiée, il ne me restait qu’à attendre le temps des semailles, qui ne fut pas long à venir. La saison des cultures à Glin est courte ; ils placent leurs graines en terre avant même que la morsure de l’hiver se soit totalement relâchée afin que les jeunes pousses profitent du moindre rayon de soleil printanier. Stumwil attendit pour être certain que le dégel ne serait pas suivi d’un dernier retour de la neige, puis, alors que les terres étaient encore à l’état de bourbier, sa famille et lui se rendirent dans les champs.
La coutume voulait qu’on retire tous ses vêtements pour procéder aux semailles. Le premier matin, en regardant par la fenêtre de la maison de Stumwil, je vis les voisins qui, de tous côtés, marchaient entièrement nus le long des sillons, enfants, parents et grands-parents portant les sacs de graines par-dessus leur épaule : une procession de genoux cagneux, de ventres flasques, de seins desséchés, de fesses ridées, illuminée çà et là par les corps élancés et fermes des jeunes. Avec l’impression de vivre une sorte de rêve éveillé, je regardai autour de moi et vis Stumwil, sa femme et leur fille également dévêtus, et me faisant signe de les imiter. Ils quittèrent la maison en emportant leur sac de graines. Les deux jeunes fils les accompagnèrent, me laissant seul avec la sœur par le lien de la fille de Stumwil, qui avait dormi plus longtemps et venait juste de se lever. Elle retira également ses vêtements ; elle avait un corps souple et gracieux, avec de petits seins haut placés et des cuisses minces. En me déshabillant à mon tour, je lui demandai : « Pourquoi sortir dehors sans vêtements avec un tel froid ?
— C’est parce que la boue fait glisser, expliqua-t-elle, et qu’il est plus facile de se laver la peau que les vêtements. »
Il y avait du vrai là-dedans, car les semailles étaient un spectacle comique, avec les paysans qui trébuchaient tous les dix pas pour s’étaler dans la terre marécageuse et se relever souillés de boue. Il leur fallait une grande adresse pour agripper en tombant l’ouverture de leur sac afin qu’aucune précieuse graine ne soit perdue. Après m’être joint à eux, je connus les mêmes chutes à mon tour, et c’était en un sens une sorte de plaisir, car le contact de la boue avait quelque chose de voluptueux. Ainsi nous allions de l’avant, perdant pied, tombant, aplatissant nos corps dans la boue à intervalles répétés, tout en riant et en chantant, et en enfonçant dans le sol détrempé nos semences, et, en quelques instants, chacun de nous fut crotté de la tête aux pieds. Au début, je tremblais de froid, mais bientôt je fus réchauffé par l’exercice et les rires. À la fin de cette journée de travail, nous nous réunîmes devant la maison de Stumwil pour nous asperger mutuellement de baquets d’eau afin de nous nettoyer. À ce moment-là, il me paraissait logique qu’ils préfèrent exposer leur peau nue plutôt que leur habillement à de telles avanies, mais, en réalité, l’explication de la jeune fille était incorrecte : au cours de la semaine qui suivit, j’appris de la bouche de Stumwil que la nudité avait un sens religieux, que c’était un signe d’humilité devant les dieux des moissons, et rien d’autre.
Il fallut huit jours pour achever les semailles. Le neuvième, en souhaitant à Stumwil et aux siens une récolte abondante, je pris congé d’eux et quittai le village de Klaek, pour entreprendre mon voyage vers la côte.
19
Le premier jour, ce fut un voisin de Stumwil qui m’emmena dans sa carriole en direction de l’est. Je me déplaçai à pied le deuxième jour, trouvai de nouveau le moyen de me faire véhiculer le troisième et le quatrième, puis repris la marche le cinquième et le sixième. L’air était froid mais sentait déjà le printemps, avec l’éclosion des bourgeons et le retour des oiseaux. Je contournai la ville de Glain, qui aurait pu présenter un danger pour moi, et accomplis un trajet sans histoires jusqu’à Biumar, principal port et seconde ville en importance de Glin.
L’endroit avait un aspect moins ingrat que Glain sans toutefois atteindre la beauté. C’était une grande ville d’un gris huileux, adossée contre un océan menaçant. Le jour même de mon arrivée, j’appris que toutes les liaisons maritimes entre Glin et les provinces du Sud avaient été suspendues il y avait trois lunes, en raison des activités des pirates opérant à partir de Krell, car Glin et Krell étaient pour l’heure engagés dans une guerre non déclarée. La seule façon pour moi d’atteindre Manneran était apparemment de traverser Salla, chose à laquelle je ne tenais absolument pas. Mais je n’étais pas sans ressources. Je me trouvai une chambre dans une taverne près des quais et passai les jours suivants à écouter parler les gens autour de moi. Les liaisons étaient peut-être suspendues en ce qui concernait les voyageurs, mais je découvris que ce n’était pas le cas du commerce par voie de mer, car la prospérité de Glin en dépendait ; les convois de navires marchands, dûment armés, continuaient de lever l’ancre selon les horaires prévus. Un marin qui demeurait dans la même taverne que moi m’apprit, une fois que le vin bleu de Salla lui eut suffisamment délié la langue, qu’un convoi de cette sorte quitterait le port d’ici une semaine et qu’il faisait partie de l’équipage d’un des navires. J’envisageai de le droguer la veille du départ afin d’emprunter son identité, comme on le voit faire dans les histoires de pirates pour enfants, mais une méthode moins dramatique me vint à l’esprit : je lui achetai son certificat d’enrôlement. La somme que je lui offrais était plus élevée que ce qu’il aurait gagné en faisant la traversée jusqu’à Manneran et retour, aussi accepta-t-il sans hésiter de me laisser partir à sa place en échange. Nous passâmes une longue nuit de beuveries à nous entretenir de ses fonctions, car je ne connaissais rien à la navigation. À l’aube, je n’en savais guère davantage, mais j’avais quelque idée de la manière de donner le change.
Je montai à bord sans être inquiété, et la vérification de mon certificat ne fut qu’une simple formalité. Je pris mes quartiers, installai mes affaires, reçus mes ordres. Les premiers jours, je parvins à m’acquitter à peu près normalement, par l’imitation et l’expérience acquise, de la moitié des tâches qu’on me demandait ; pour le reste, je pataugeais. Mes camarades ne tardèrent pas à reconnaître en moi un imposteur, mais aucun d’eux ne me dénonça aux officiers. Une sorte de loyauté était de règle à cet échelon inférieur. Une fois de plus, je me rendais compte que mon enfance aristocratique avait déformé ma vision de l’humanité ; ces marins, de même que les bûcherons et que les fermiers, entretenaient entre eux une sorte de camaraderie chaleureuse que je n’avais jamais rencontrée parmi ceux qui observaient strictement la Convention. Ils faisaient à ma place les travaux que je ne pouvais mener à bien ; en retour, je les soulageais de certaines corvées qui rentraient dans mes faibles compétences ; et ainsi tout allait pour le mieux. Nous longeâmes sans incident les rivages de Krell, malgré la proximité des pirates redoutés, et nous arrivâmes en vue des terres de Salla, déjà verdoyantes sous le printemps.
Notre première escale fut Cofalon, principal port de Salla, où nous nous arrêtâmes cinq jours. J’en fus tout d’abord alarmé, car je n’avais pas prévu que nous ferions halte dans ma terre natale. Ma première idée fut de me faire porter malade et de rester couché dans le navire pendant la durée de l’escale ; mais la couardise qui inspirait ce plan m’incita à y renoncer : un homme, s’il veut être digne de ce nom, doit savoir prendre des risques. Aussi m’enhardis-je à descendre en ville dans les bouges et les maisons de passe avec mes compagnons, en espérant que le temps avait suffisamment changé mon visage et que personne n’aurait la malencontreuse idée de reconnaître le frère disparu du septarque Stirron sous les habits grossiers d’un matelot en de tels lieux. Mon pari fut couronné par la réussite, et ces cinq jours se passèrent sans encombre. Par l’intermédiaire des journaux et des conversations auxquelles je prêtais l’oreille, j’appris autant que je le pus ce qui s’était passé à Salla depuis un an et demi que j’en étais parti. Stirron, à en croire la rumeur publique, était considéré comme un bon gouvernant. Il avait sauvé la province de la famine hivernale en achetant à bon prix des denrées alimentaires à Manneran, et, depuis cette date, les cultures avaient connu une meilleure fortune. Les taxes avaient diminué. Le peuple était satisfait. La femme de Stirron avait donné le jour à un fils, le seigneur Dariv, qui était maintenant héritier de la première septarchie, et un autre enfant était attendu. Quant au seigneur Kinnal, frère du septarque, nul n’en parlait ; il était aussi oublié que s’il n’avait jamais existé.