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Ce soir-là, ma sœur Halum revint enfin de ses vacances dans le golfe de Sumar, et elle versa des larmes de bonheur à la surprise de me retrouver vivant. En la voyant aux côtés de Loïmel, je me sentis plus étonné encore par leur ressemblance : la taille d’Halum était plus mince, la poitrine de Loïmel plus renflée, mais même chez de véritables sœurs jumelles on trouve de telles différences, et pour la plupart des détails le corps d’Halum et celui de sa cousine semblaient avoir été coulés dans le même moule. Et pourtant je décelais en profondeur une différence subtile ; elle se voyait surtout clans les yeux, lesquels, comme dit le poète, sont les fenêtres de l’âme. L’éclat du regard d’Halum était tendre et doux, comme le premier rayon du soleil à travers la brume d’un matin d’été ; celui de Loïmel, au contraire, avait une qualité plus dure et plus froide, comme celle qu’on trouve dans la luminosité d’une journée d’hiver. En les observant à tour de rôle, j’en vins à formuler un jugement intuitif : l’être d’Halum repose sur l’amour, et celui de Loïmel sur le soi. Mais je repoussai aussitôt ce jugement téméraire. Je ne connaissais pas Loïmel ; je n’avais pas le droit de la condamner ainsi. Ne m’avait-elle pas ouvert en partie son esprit et fait don de son corps ?

Les deux années écoulées n’avaient pas vieilli Halum mais l’avaient au contraire embellie. Sa peau était maintenant cuivrée, et sous sa courte tunique blanche elle ressemblait à une statue de bronze. Son visage plus anguleux qu’autrefois lui donnait un air délicat, un charme presque garçonnier ; elle se déplaçait avec grâce, en paraissant flotter. La maison était remplie d’étranger – à l’occasion de son retour, et après nous être embrassés, nous fûmes vite séparés. Mais, vers la fin de la soirée, je fis valoir mes droits de frère par le lien et j’emmenai Halum dans ma chambre en disant : « Il y a deux années de silence à rattraper. » Les pensées se bousculaient dans ma tête : comment lui dire tout ce qui m’était arrivé ? Comment apprendre d’elle tout ce qu’elle avait fait ? Je n’arrivais pas à ordonner mes idées. Nous nous assîmes l’un en face de l’autre, sur le lit où, quelques heures avant, je m’étais accouplé avec sa cousine en me persuadant qu’elle était Halum. Nous échangeâmes un sourire un peu contraint. « Par où peut-on commencer ? » dis-je enfin, et, au même instant, elle prononçait les mêmes paroles. Nous nous mîmes à rire, et cela dissipa la tension. Et ce fut alors que je m’entendis lui demander, sans aucun préambule, si à son avis Loïmel m’accepterait pour époux.

26

Mon mariage avec Loïmel fut célébré par Segvord Helalam dans la Chapelle de Pierre au milieu de l’été, après des mois de rituels préparatoires et de purifications. C’était le père de Loïmel, homme d’une grande dévotion, qui avait demandé que nous observions cette coutume. Pour le satisfaire, je dus me soumettre journellement aux services d’un certain Jidd, le purgateur le plus renommé et le plus coûteux de Manneran, auprès de qui j’épanchais interminablement mon âme.

Loïmel et moi fîmes également un pèlerinage aux neuf sanctuaires de Manneran, et je dépensai mon maigre salaire en cierges et en encens. Nous accomplîmes même l’archaïque cérémonie connue sous le nom de Dévoilement : nous nous rendîmes à l’aube sur une plage isolée, chaperonnés par Halum et Segvord, et, dissimulés à leurs yeux par un dais dont les tentures tombaient jusqu’au sol, nous nous dévêtîmes cérémonieusement pour nous montrer notre nudité, afin qu’aucun de nous ne puisse dire par la suite que l’autre lui avait caché des imperfections avant le mariage.

Le rite de l’Union fut un grand événement, auquel participèrent des musiciens et des chanteurs. Mon frère par le lien Noïm, venu tout exprès de Salla, me servait de témoin. Le premier septarque de Manneran, un vieillard décharné, assistait à la cérémonie, ainsi que la plus grande partie de la noblesse locale. Les cadeaux reçus par nous étaient d’une grande valeur. Parmi eux se trouvait une coupe d’or où étaient enchâssées des gemmes étranges : cet objet fabriqué sur un autre monde nous était envoyé par mon frère Stirron, qui joignait à ce présent un message cordial exprimant ses regrets d’être retenu à Salla par les affaires de l’État. Comme je n’avais pas paru à son mariage, il n’était pas étonnant qu’il ne se montre pas au mien. Mais ce qui me surprit fut le ton amical de sa lettre. Sans faire allusion aux circonstances de ma disparition de Salla, mais en rendant grâce que les rumeurs à propos de ma mort aient été démenties, Stirron me donnait sa bénédiction et m’invitait à lui rendre visite en compagnie de mon épouse dès que possible. Il avait apparemment appris que mon intention était de m’établir à Manneran et que je n’étais donc plus un rival potentiel ; il pouvait donc à nouveau me témoigner des sentiments d’affection.

Je me suis souvent demandé, et je me demande encore après toutes ces années, pourquoi Loïmel m’avait accepté pour époux. Ne venait-elle pas de refuser un prince de sa province sous le prétexte qu’il était pauvre ? Et moi qui étais également prince, j’étais plus pauvre encore et en outre exilé. Pourquoi donc m’avoir choisi ? Pour mon assiduité à la courtiser ? Ce n’était pas mon fort ; j’étais jeune et ne savais pas parler aux femmes. Pour mes perspectives de richesse et de puissance ? À cette époque, elles n’étaient guère prometteuses. Pour ma séduction physique ? Certes, je n’en étais pas dénué, mais Loïmel était trop avisée pour épouser un homme simplement à cause de sa musculature et de sa carrure ; d’autre part, dès notre première étreinte, je lui avais montré mes insuffisances en tant qu’amant, et, par la suite, je ne portai pas à un point extrême d’amélioration ma médiocre performance du début. J’en vins finalement à la conclusion que peut-être deux raisons avaient dicté son choix. D’abord, elle se sentait seule et troublée après la rupture de ses précédentes fiançailles, et elle s’était tournée vers la première personne venue qui eût quelque chance de lui plaire. Ensuite, comme Loïmel enviait Halum sous tous les rapports, elle savait qu’en m’épousant elle prendrait possession de l’unique chose qu’Halum ne pourrait jamais avoir.

Quant à moi, mon mobile en demandant la main de Loïmel n’offrait guère de mystère. C’était Halum que j’aimais ; Loïmel était à l’image d’Halum ; Halum m’était interdite, donc j’avais pris Loïmel. En tenant dans mes bras Loïmel, j’étais libre de penser que c’était Halum que j’étreignais. En m’unissant physiquement à elle, je pouvais me forger la même illusion. Quand j’avais demandé à Loïmel de m’épouser, je ne ressentais pas d’inclination particulière envers elle et je ne savais même pas si je pourrais l’aimer ; mais j’avais été irrésistiblement conduit vers elle comme vers le seul substitut à mon désir véritable.

Les mariages contractés sous de tels auspices sont rarement des réussites. Le nôtre fut du nombre. Nous étions des étrangers l’un pour l’autre au départ, et nous le devînmes de plus en plus aussi longtemps que nous partageâmes la même couche. En vérité, j’avais épousé un fantasme secret et non pas une femme. Mais c’est dans le monde de la réalité que nous devons accomplir un mariage, et dans ce monde ma femme était Loïmel.