Il me vit me raidir en l’entendant employer la première personne et, conscient de son faux pas, ajouta aussitôt : « Mille pardons ! On a parfois tendance à oublier la grammaire quand on n’a pas l’habitude de…
— Il n’y a pas d’offense, dis-je hâtivement.
— Il vous faut comprendre. Votre Grâce, que les vieilles habitudes de langage ont du mal à disparaître et que, même en cherchant à parler à votre manière, on laisse parfois échapper les formules qui semblent les plus naturelles…
— Bien sûr, Schweiz. C’est un lapsus qui vous est pardonné. D’ailleurs, ajoutai-je avec un clin d’œil, je suis un adulte et je ne suis pas choqué aussi facilement. » J’avais employé délibérément les vulgarités interdites afin de le mettre à l’aise. Cette tactique réussit et il se rasséréna. Mais il n’en profita pas pour user à nouveau du langage prohibé avec moi, et, plus tard, il prit longtemps soin d’observer en ma compagnie les subtilités de l’étiquette grammaticale, jusqu’au jour où de tels détails cessèrent de compter entre nous.
Je lui demandai à nouveau de me parler de la Terre, notre mère à tous.
« C’est une petite planète lointaine, me dit-il. Étouffée par ses déchets, par les poisons de deux mille années de négligence et de surproduction qui se sont déversés dans son ciel, ses mers et sa terre. Un endroit affreux.
— Affreux, vraiment ?
— Oh ! bien sûr, il y a des coins agréables !… Mais bien peu, et ils n’ont rien de spectaculaire. Quelques étendues boisées. De l’herbe ; un lac ; une cascade ; une vallée. Mais la plus grande partie de la planète est un ramassis de déjections. Les Terriens aimeraient souvent ramener à la vie leurs ancêtres pour le simple plaisir de leur serrer le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cela en punition de leur égoïsme, de leur inconscience vis-à-vis des générations à venir. Ils ont rempli leur monde en s’y vautrant et ils en ont épuisé toutes les ressources en les gaspillant.
— Est-ce pour cette raison que les Terriens ont édifié des empires dans les cieux, pour échapper aux miasmes de leur monde natal ?
— En partie oui, répondit Schweiz. Il y avait tellement de milliards d’individus !… Et ceux qui en avaient la force ont tous pris le départ. Mais ce n’était pas seulement une fuite, c’était aussi le désir de découvrir des choses nouvelles et de repartir de zéro. De créer pour l’homme de nouveaux mondes meilleurs.
— Et ceux qui sont restés ? questionnai-je. Est-ce que la Terre a toujours des milliards d’habitants ? » Je pensais à Velada Borthan et à ses quarante millions à peine de citoyens.
« Oh ! non, pas du tout. Elle est presque vide maintenant, c’est un monde fantôme, avec des villes en ruine, des routes délabrées. Peu de gens y vivent encore, et les naissances sont de plus en plus rares.
— Mais vous-même, vous y êtes né ?
— Oui, sur le continent nommé Europe. Mais on n’a plus revu la Terre depuis plus de trente ans. Depuis qu’on avait quatorze ans.
— Vous n’avez pas l’air si vieux.
— On compte le temps en années terriennes, expliqua Schweiz. D’après vos critères, on approche seulement de trente ans.
— Celui qui vous parle aussi, répondis-je. Et lui aussi a quitté sa patrie avant la maturité. » Je parlais librement, sans pouvoir m’en empêcher. J’avais incité Schweiz à se confier et j’étais poussé à lui livrer quelque chose de moi en retour. « Il a quitté Salla étant enfant pour chercher fortune dans la province de Glin, puis il a trouvé à s’établir ici au bout d’un temps. C’est un voyageur, Schweiz, comme vous.
— En ce cas, cela constitue un lien entre nous. »
Pouvais-je m’appuyer sur ce lien pour poursuivre mon investigation ? Je lui demandai : « Pourquoi avez-vous quitté la Terre ?
— Pour les mêmes raisons que tout le monde, pour aller là où l’air est pur, et où un homme a une chance de devenir quelqu’un. Les seuls qui y restent leur vie entière sont ceux qui ne peuvent faire autrement.
— Et voilà la planète que révère toute la galaxie ! fis-je avec étonnement. Le monde des mythes ! La planète des rêves d’enfance ! Le centre de l’univers… Un simple furoncle pustuleux au cœur de l’espace !
— C’est bien dit.
— Et pourtant la Terre est bien un objet de respect.
— Oh ! oui, un objet de respect !… Et comment ! s’exclama Schweiz, les yeux étincelants. Le fondement de l’humanité ! L’origine de l’espace ! Pourquoi, en effet, ne pas la respecter, Votre Grâce ? Pourquoi ne pas respecter les ambitions suprêmes qui se sont élevées hors de cette boue, et les fautes terribles qui en ont découlé ? La Terre ancienne a accumulé les fautes, et elle a fini par s’asphyxier sous leur poids afin de vous épargner de passer par les mêmes flammes et les mêmes tourments. » Schweiz eut un rire sec. « La Terre est morte pour vous racheter du péché, vous autres les gens des étoiles. Pas mal comme notion religieuse, hein ? De quoi composer toute une liturgie. Un culte rendu à la Terre rédemptrice. » Il se pencha soudain en avant et me dit : « Êtes-vous un homme religieux, Votre Grâce ? »
Je fus pris au dépourvu par l’irruption brutale que faisait cette question dans mon intimité, mais je n’élevai aucune barrière.
« Certainement, répondis-je.
— Vous allez à la maison divine, vous parlez aux purgateurs, et tout ça ? »
J’étais bien obligé de continuer à répondre. « Oui. Ça vous surprend ?
— Pas du tout. Sur Borthan, tous les gens ont l’air sincèrement religieux. Il y a de quoi être stupéfait. Vous savez, Votre Grâce, on n’a pas en soi la moindre piété. On a essayé, on a toujours essayé, on a fait tous ses efforts pour se convaincre qu’il existe des êtres supérieurs là-haut pour guider sa destinée, et parfois on y arrive presque, Votre Grâce, on croit presque à leur existence, on se laisse aller à la foi, mais alors le scepticisme revient mettre un terme à tout. Et on conclut en se disant : « Non, ce n’est pas possible ? Ça ne se « peut pas ? Ça défie la logique et le sens commun. « La logique et le sens commun ! »
— Mais comment pouvez-vous passez votre vie entière sans approcher de quelque chose de sacré ?
— La plupart du temps, on y arrive fort bien. La plupart du temps…
— Et le reste du temps ?
— C’est quand on ressent le choc de savoir qu’on est entièrement seul dans l’univers. Qu’on est nu sous les étoiles, avec leur éclat qui vous frappe la peau comme une brûlure, comme un feu glacé, sans rien pour vous en préserver, sans personne pour vous offrir un refuge, personne à qui adresser une prière, vous comprenez ? Le ciel est de glace et la terre est de glace, et l’homme aussi est de glace, et qui est là pour les réchauffer ? Personne ! On a acquis la conviction que nul être n’existe qui puisse donner le réconfort. On voudrait adhérer à un système de croyance, on voudrait se soumettre, se prosterner et s’agenouiller, être gouverné par la métaphysique, vous comprenez ? Croire, avoir la foi ! Et on ne le peut pas. Et c’est là que la terreur entre en jeu. Les sanglots secs. Les nuits sans sommeil. »
Le visage de Schweiz s’était empourpré ; je me demandais s’il avait toute sa raison. Il s’approcha de ma table, posa sa main sur la mienne – le geste me saisit, mais je n’eus pas de recul – et il dit d’une voix rauque : « Croyez-vous aux dieux, Votre Grâce ?