— Bien entendu.
— De façon littérale ? Vous pensez qu’il existe un dieu des voyageurs, un dieu des pêcheurs, un dieu des fermiers, et un qui s’occupe des septarques, et un autre qui ?…
— Il y a une force, dis-je, qui communique à l’univers son ordre et sa forme. Cette force se manifeste de diverses manières, et pour nous la rendre plus familière nous considérons chacune de ses manifestations comme un « dieu », et nous dirigeons notre âme vers telle ou telle de ces manifestations selon notre besoin. Ceux d’entre nous qui sont ignorants acceptent au premier degré l’existence de ces dieux comme s’il s’agissait d’êtres pourvus de visages et de personnalité. Les autres se rendent compte que ce sont des métaphores symbolisant les aspects de la force divine, et non pas une tribu de puissants esprits habitant quelque part dans les cieux. Mais il n’est personne parmi nous pour nier l’existence de la force en elle-même.
— On vous envie, remarqua Schweiz. Être élevé au sein d’une société qui possède cette cohérence et cette structure, avoir une telle assurance des vérités ultimes, se sentir soi-même partie intégrante d’un schéma divin… comme ce doit être merveilleux ! Entrer dans un pareil système de croyance… ça vaut presque la peine de passer sur les énormes failles de cette société, en échange d’un avantage pareil !
— Les failles ? » Je me trouvais subitement sur la défensive. « Quelles failles ? »
Schweiz plissa les yeux et s’humecta les lèvres. Peut-être se demandait-il si je serais blessé ou irrité par ses paroles. « Le mot « failles » est peut-être trop fort, admit-il. Disons plutôt les limites de cette société, son… son étroitesse. On veut parler de cette obligation que vous vous imposez de cacher à chacun de vos semblables le fond de soi. Des tabous contre toute référence à soi-même, contre les paroles sans contrainte, contre l’ouverture de l’âme…
— Ne vient-on pas d’ouvrir son âme auprès de vous, ici même dans cette pièce ?
— Bien sûr, mais vous parlez à un étranger, à quelqu’un qui ne fait pas partie de votre civilisation. Seriez-vous aussi libre envers un citoyen de Manneran ?
— Personne d’autre ici n’aurait posé les mêmes questions que vous.
— Peut-être. On ne possède pas l’entraînement des natifs du lieu pour censurer ses pensées. Ces questions au sujet de votre philosophie de la religion ont-elles par trop violé l’intimité de votre âme, Votre Grâce ? Vous ont-elles offensé ?
— On ne voit pas d’objection à formuler au fait de parler de telles choses, répondis-je sans conviction.
— Mais c’est quand même une conversation tabou, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas employé de mots défendus, sauf un seul qu’on a laissé échapper, mais nous avons entretenu des idées défendues, nous avons établi un rapport défendu. Vous avez un peu abaissé vos remparts, n’est-ce pas ? On vous en est reconnaissant. Depuis le temps qu’on est ici, des années maintenant, on n’avait jamais parlé à cœur ouvert avec un homme de Borthan, pas une fois !… Jusqu’à ce qu’on ait senti aujourd’hui que vous étiez disposé à vous ouvrir un tant soit peu. C’était une expérience extraordinaire, Votre Grâce. »
Il se remit à marcher de long en large, en souriant et en gesticulant. « On ne désirait pas critiquer votre mode de vie, reprit-il, on voulait au contraire en louer certains aspects tout en essayant d’en comprendre d’autres.
— Lesquels louer et lesquels comprendre ?
— Comprendre votre habitude de dresser des murs autour de vous. Louer la facilité avec laquelle vous acceptez la présence divine. On vous envie pour ça. Comme on vous l’a dit, on n’a été élevé dans aucun système de croyance et on est incapable de se laisser submerger par la foi. On a la tête toujours pleine d’affreuses questions sceptiques. On est par nature incapable d’accepter ce qu’on ne peut voir ni toucher, et c’est pourquoi on doit toujours rester seul, et on parcourt la galaxie à la recherche de la porte qui mène à la croyance, en essayant telle chose, puis telle autre, sans jamais rien trouver. » Schweiz s’interrompit. Il était écarlate et transpirait à grosses gouttes. « Aussi, comme vous le voyez, Votre Grâce, vous avez chez vous quelque chose de précieux : cette faculté de devenir une part d’une puissance plus grande. On aurait envie de l’apprendre à votre contact. Bien entendu, c’est une affaire de conditionnement culturel. Borthan croit toujours à ses dieux, alors que les dieux de la Terre sont morts. La civilisation est jeune sur cette planète. Il faut des milliers d’années pour que l’impulsion religieuse se tarisse.
— En outre, observai-je, cette planète a été colonisée par des hommes qui avaient de fortes convictions religieuses, qui s’y étaient établis dans le but de les préserver et qui prirent grand soin de les communiquer à leurs descendants.
— Oui, il y a aussi cet aspect de la question. Votre Convention. Mais ça se passait il y a… combien ?… mille cinq cents ans, deux mille ans ? Tout ça aurait pu s’effondrer depuis, mais ça n’a pas été le cas. C’est même plus fort que jamais. Votre dévotion, votre humilité, votre effacement de soi.
— Ceux qui ne pouvaient accepter ni transmettre l’idéal des premiers colons, remarquai-je, ne furent pas autorisés à rester parmi eux. C’est là un élément qui a contribué à façonner notre société. Ceux qui étaient consentants demeuraient ; ceux qui ne l’étaient pas s’en allaient.
— Vous parlez des exilés qui ont peuplé Sumara Borthan ?
— Vous connaissez l’histoire ?
— Naturellement. On acquiert des notions de l’histoire de toutes les planètes où on a l’occasion de résider. Sumara Borthan, oui. Vous n’y êtes jamais allé, Votre Grâce ?
— Peu d’entre nous visitent ce continent.
— Vous n’avez jamais eu l’intention d’y aller ?
— Jamais.
— Il y en a pourtant qui s’y rendent », dit Schweiz avec un étrange sourire. Je voulais lui en demander davantage, mais à ce moment un secrétaire entra avec une liasse de papiers, et il se hâta de prendre congé. « On ne veut pas faire perdre à Votre Grâce davantage de son temps précieux. Peut-être cette conversation pourrait-elle être reprise à une autre heure de la journée ?
— Ce serait un plaisir qu’on souhaiterait », répondis-je.
29
Après le départ de Schweiz, je restai un long moment assis adossé à mon siège, les yeux fermés, tout en me remémorant notre conversation. Avec quelle promptitude il avait pénétré mes défenses ! Avec quelle facilité nous en étions venus à parler de choses intimes ! Certes, il venait d’un autre monde, et en sa compagnie je ne me sentais pas entièrement lié par nos coutumes. Et pourtant nous étions arrivés de façon incroyablement rapide à un dangereux degré d’intimité. Dix minutes de plus, et je m’ouvrais à lui comme à un frère par le lien, de même que lui à moi. J’en étais effaré.
Mais était-ce entièrement sa faute ? C’était moi qui l’avais convoqué, moi le premier qui lui avais posé des questions. J’avais en somme déterminé le ton de la conversation. Il avait senti l’instabilité qu’il y avait en moi et en avait tiré parti. Et moi je m’étais laissé faire. Je m’étais ouvert à lui, à contrecœur peut-être, mais toutefois sans y être obligé. Schweiz était le tentateur ! Il avait exploité ma faiblesse si longtemps dissimulée, même à mes yeux ! Mais comment avait-il pu deviner que j’étais à ce point prêt à me confier ?
Je croyais encore entendre l’écho de ses paroles dans la pièce. Ses questions, ses questions sans trêve.Êtes-vous un homme religieux ? Croyez-vous aux dieux au sens littéral ? Si seulement j’avais la foi ! Comme je vous envie ! Mais les failles de votre monde. La négation de soi. Seriez-vous aussi libre avec un citoyen de Manneran ? Parlez-moi, Votre Grâce. Ouvrez-vous à moi. J’ai été si longtemps seul.