Comment avait-il pu savoir, alors que moi-même je ne le savais pas ? Une étrange amitié était née. J’avais demandé à Schweiz de venir dîner chez moi ; nous parlâmes au cours du repas, en buvant le vin bleu de Salla et le vin doré de Manneran, et, une fois échauffés par la boisson, nous discutâmes à nouveau de la religion, de son refus de la foi, de ma conviction de la réalité des dieux. Halum vint nous rejoindre durant une heure, et plus tard elle commenta le pouvoir qu’avait Schweiz de délier les langues, en me disant : « Tu avais l’air plus ivre que tu ne l’as jamais été, Kinnal. Et pourtant vous n’aviez bu à vous deux que trois bouteilles de vin. Alors, c’était autre chose qui rendait tes yeux brillants et qui te faisait parler si franchement. » Je lui répondis en riant que le fait d’être en présence d’un Terrien m’avait rendu plus dégagé et qu’avec lui je ne m’étais pas senti lié par la coutume.
Au cours de notre rencontre suivante, dans une taverne près des bureaux de la justice du port, Schweiz me dit à brûle-pourpoint : « Vous aimez votre sœur par le lien, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, il est normal d’aimer sa sœur par le lien.
— Oui, mais on veut dire que vous l’aimez. » Ceci avec un sourire de connivence.
J’eus un mouvement de recul. « Était-on si ivre l’autre soir ? Vous a-t-on dit quelque chose à ce propos ?
— Rien du tout, répondit-il. C’est à elle que vous avez tout dit. Avec vos yeux, avec votre sourire. Sans aucune parole.
— Si nous parlions d’autre chose ?
— Comme le voudra Votre Grâce.
— C’est là un sujet à la fois doux et pénible.
— Que Votre Grâce pardonne ces paroles en ce cas. On voulait seulement s’entendre confirmer une supposition.
— Un tel amour est interdit chez nous.
— Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe jamais, n’est-ce pas ? » conclut Schweiz en heurtant son verre contre le mien.
À cet instant précis, je résolus de ne plus jamais le revoir. Il me sondait trop parfaitement et parlait trop librement de ce qu’il décelait en moi. Mais pourtant, quatre jours plus tard, en le rencontrant sur un quai, je l’invitai une seconde fois à dîner. Loïmel en fut fâchée. Halum refusa de dîner, prétextant une autre obligation ; quand j’insistai, elle avoua que Schweiz la mettait mal à l’aise. Mais Noïm, pour sa part, était à Manneran, et il se joignit à nous. Nous bûmes peu, et la conversation resta guindée et impersonnelle, jusqu’au moment où, sans transition perceptible, nous nous trouvâmes en train de raconter à Schweiz ma fuite hors de Salla pour échapper à la jalousie de mon frère, cependant que Schweiz lui-même nous exposait les circonstances de son départ de la Terre ? Une fois que le Terrien eut pris congé ce soir-là, Noïm me confia, d’un ton qui n’était pas entièrement désapprobateur : « Il y a des démons en cet homme, Kinnal. »
« Ce tabou qui vous interdit de parler de soi, me demanda Schweiz une autre fois, pouvez-vous me l’expliquer ?
— Vous voulez dire l’interdiction de prononcer je et moi ?
— Pas tellement ça, mais plutôt l’ensemble du système de pensées qui vous fait nier qu’il existe des choses telles que le je et le moi, répondit-il. Cette nécessité où vous êtes de garder secrète en tout temps votre vie privée, sauf avec vos frères et vos sœurs par le lien et vos purgateurs. Cette coutume qui vous pousse à ériger autour de vous des murs si solides qu’ils affectent même votre grammaire.
— Vous voulez parler de la Convention ?
— De la Convention, en effet.
— Vous disiez connaître notre histoire.
— Dans ses grandes lignes.
— Vous savez donc que nos ancêtres étaient des gens rudes, originaires d’un climat nordique, habitués à la vie difficile, peu enclins à accepter le luxe et la facilité, et qu’ils vinrent sur Borthan pour fuir ce qu’ils considéraient comme une décadence contagieuse de leur monde natal ?
— Était-ce bien le cas ? On pensait qu’ils étaient simplement des réfugiés qui échappaient à une persécution religieuse.
— Non, ils étaient des réfugiés qui fuyaient l’indulgence et la complaisance envers soi, répondis-je. Et, en arrivant ici, ils établirent un code moral afin de protéger les enfants de leurs enfants de la corruption.
— La Convention ?
— La Convention, oui. Le serment que nous nous faisons chacun les uns aux autres, le serment que chacun de nous fait à tous ses semblables le Jour des Noms. Le jour où nous jurons de ne jamais projeter nos troubles sur un autre, où nous faisons le vœu d’être fort et inébranlable afin que les dieux continuent de nous sourire. Nous sommes éduqués de manière à rejeter totalement le démon qu’est le soi.
— Un démon ?
— C’est ainsi que nous le considérons. Un démon tentateur, qui nous incite à nous servir des autres au lieu de nous reposer sur notre propre force.
— Là où il n’est pas d’amour de soi, il n’y a ni amitié ni partage, remarqua Schweiz.
— Peut-être.
— Et donc il n’y a pas de confiance réciproque.
— Nous déterminons par contrat ce genre de choses. Inutile de connaître l’âme des autres dès l’instant que tout est régi par la loi. Et chez nous personne ne met la loi en question.
— Vous prétendez haïr le soi, déclara Schweiz. Il semble au contraire que vous le glorifiiez.
— Comment ça ?
— Par le fait de vivre chacun séparé des autres, chacun dans le domaine préservé de son cerveau. N’est-ce pas là le règne du soi dans toute son ampleur ?
— C’est une curieuse façon de définir les choses. Vous déformez en fait nos coutumes au point d’en présenter le contre-pied.
— Est-ce que les choses ont toujours été ainsi, demanda Schweiz, depuis le début de la colonisation de Velada Borthan ?
— Oui, répondis-je. Sauf en ce qui concerne les mécontents que vous connaissez, qui ont gagné le continent méridional. Les autres ont continué d’observer la Convention. Et certaines coutumes n’ont fait que se durcir. Nous ne parlons pas de nous à la première personne du singulier, puisque c’est une façon de se mettre en avant, mais à l’époque médiévale la chose était tolérée. Par contre, il y a des choses qui sont moins draconiennes. Autrefois, nous ne devions même pas donner notre nom à un étranger. Nous ne nous parlions les uns aux autres que si c’était absolument nécessaire. De nos jours, nous sommes plus libres.
— Mais ça ne va pas très loin.
— Pas très loin, non, admis-je.
— Et vous n’en avez pas trop de regrets ? Ce mur qui vous sépare les uns des autres… Vous ne vous demandez jamais s’il n’y a pas un mode de vie plus heureux ?
— Nous adhérons à la Convention.
— Sans peine ou non ?
— Sans peine. Ce n’est pas si terrible, puisque nous avons nos frères et nos sœurs par le lien, avec lesquels nous sommes exemptés de la règle. Il en va de même avec nos purgateurs.
— Oui, mais avec tous les autres vous ne pouvez pas vous plaindre, vous ne pouvez pas vous libérer de vos chagrins, vous ne pouvez pas demander conseil, vous ne pouvez pas exposer vos désirs ni vos besoins, vous ne pouvez pas parler de vos rêves ni de vos fantasmes, vous ne pouvez parler de rien d’autre que de choses futiles et impersonnelles. »