On répartit les groupes, et je fus choisi parmi les douze compagnons du septarque. « On partage ta joie », me dit Noïm avec solennité, et il y avait des larmes dans ses yeux comme dans les miens, car il savait comme je souffrais de l’indifférence de mon père. Au lever du jour, le lendemain, les groupes se mirent en chasse, au nombre de neuf, dans neuf directions différentes.
Il est considéré comme indigne de prendre un cornevole à proximité de son nid. À son retour, le rapace est habituellement chargé de viande pour ses petits, ce qui le rend maladroit et vulnérable, privé de sa grâce et de sa puissance. En tuer un alors qu’il se pose lourdement n’offre guère de difficulté, mais seul un vil montreur de soi oserait le faire. (Montreur de soi ! Voyez comme ma plume me tourne en dérision ! Moi qui en ai montré plus de dix hommes de Borthan, je continue inconsciemment d’utiliser ce terme comme une insulte ! Mais laissons-le subsister.) Je voulais dire que la vertu de la chasse réside dans les périls et les embûches de la poursuite et non dans la prise du trophée, et que nous chassons le cornevole pour mettre à l’épreuve notre habileté et non pour dévorer sa chair blafarde.
Ainsi les chasseurs vont-ils au cœur des Basses Terres Arides, là où même en plein hiver le soleil est dévastateur, où il n’est pas d’arbres pour dispenser l’ombre ni de ruisseaux pour étancher la soif. Ils s’éparpillent, un homme ici, deux hommes là, se postant à découvert sur cette étendue désertique de sable rouge, s’offrant eux-mêmes comme appât à leur gibier. Le cornevole plane à des hauteurs inconcevables, si haut qu’il n’apparait que comme un point sombre dans le dôme brillant du ciel ; il faut la plus grande acuité visuelle pour en détecter un, alors même que l’envergure du cornevole fait deux fois la taille d’un homme. De ce point élevé, il scrute le désert en quête d’animaux imprudents. Nulle créature, si petite soit-elle, n’échappe à sa vue, et, quand il a repéré une proie, il pique vers elle, puis, brusquement, il freine sa chute, jusqu’à ce que, arrivé à une altitude raisonnable, il entame un vol circulaire autour de sa future victime, qui ne se méfie pas encore, en resserrant son nœud mortel. Les premiers cercles peuvent couvrir l’équivalent de la moitié d’une province, puis ils deviennent de plus en plus étroits, de plus en plus accélérés, jusqu’au moment final où le cornevole, transformé en un terrible engin de mort, jaillit de l’horizon en fonçant à une vitesse de cauchemar. La proie, désormais, sait ce qui l’attend, mais le temps de réagir ne lui est pas laissé : un lourd froissement d’ailes, le sifflement d’une forme musculeuse qui fend l’air mou, puis le long sabre qui pousse sur le front osseux du cornevole atteint sa cible, et la victime s’effondre, immédiatement enveloppée par les ailes noires qui se referment sur elle comme un linceul. Pour le chasseur, le but est de toucher le cornevole pendant qu’il plane en hauteur, presque à la limite de la vision ; il est porteur d’une arme équipée pour le tir à longue distance, et tout repose sur la visée, qui doit tenir compte de l’interaction des trajectoires. Le danger de la chasse au cornevole est tout entier dans le fait qu’on ne sait jamais si on est le chasseur ou la proie, car on peut fort bien ne pas apercevoir le rapace avant qu’il frappe.
Je partis donc avec mon groupe et pris le guet jusqu’à midi. Bien que je n’en exposasse que le moins possible, le soleil cuisait ma peau, dont le hâle avait disparu avec l’hiver. La plus grande partie de ma personne était engoncée dans des vêtements de chasse de cuir écarlate, à l’intérieur desquels j’étouffais. Je buvais à ma gourde juste assez pour ne pas succomber à la soif, car j’imaginais les yeux de mes compagnons fixés sur moi et ne voulais trahir aucune faiblesse. Nous étions disposés en double hexagone avec mon père seul au milieu. Le hasard avait voulu que je fusse placé au point de mon hexagone le plus proche de lui, mais entre nous il y avait plus que la distance d’un jet de javelot, et de toute la matinée le septarque et moi n’échangeâmes pas une parole. Il se tenait fermement campé sur ses pieds, scrutant le ciel, l’arme prête à entrer en action. S’il lui arrivait de boire, je ne le surprenais jamais à le faire. J’étudiais le ciel moi aussi, jusqu’à en avoir les yeux douloureux, jusqu’à sentir les faisceaux lumineux jumelés qu’ils me transmettaient percer mon cerveau et marteler l’arrière de mon crâne. À plus d’une reprise, je crus apercevoir la tache infime d’un cornevole en altitude, et, une fois, je fus prêt à ajuster mon arme pour viser l’un de ces rapaces imaginaires, ce qui aurait fait de moi un objet de honte, car on n’a pas le droit de tirer avant d’avoir revendiqué par un appel à haute voix la priorité d’avoir vu le premier sa cible. Mais je ne tirai pas, et quand je rouvris les yeux après avoir cillé, il n’y avait rien de visible dans le ciel. Les cornevoles semblaient être ailleurs ce matin-là.
À midi, mon père donna un signal et nous partîmes plus loin sur la plaine, sans modifier notre formation. Peut-être les rapaces nous trouvaient-ils trop groupés et se tenaient-ils à l’écart. Notre nouvelle position m’amena au sommet d’un monticule, presque en forme de sein de femme, et je fus saisi de peur en y prenant pied. Je me jugeais terriblement exposé en ce point, et tout désigné pour une attaque imminente. À mesure que la frayeur progressait dans mon esprit, j’acquis la conviction qu’en cet instant précis un cornevole décrivait au-dessus de moi sa ronde fatale et que, sans crier gare, il allait fondre sur moi et me transpercer les reins pendant que je regardais stupidement le ciel à l’éclat métallique. Cet instinct prémonitoire devint si impérieux que je dus lutter pour ne pas fuir ; je tremblais, je lançais derrière moi des coups d’œil circonspects, j’étreignais pour me réconforter la crosse de mon arme et je prêtais l’oreille pour déceler l’approche de l’ennemi, espérant avoir le temps de faire volte-face et de tirer avant d’être assailli. Je me reprochai avec sévérité cette couardise, tout en louant le Ciel que Stirron soit né deux ans plus tôt que moi, car il était manifeste que je n’étais pas digne de devenir à mon tour septarque. Je me rappelai qu’en trois ans aucun chasseur n’était mort ainsi. Je me demandai s’il était plausible que je puisse mourir si jeune, alors que d’autres comme mon père avaient chassé durant trente saisons sans recevoir de blessures. J’aurais voulu savoir pourquoi je ressentais cette peur intense, alors que tous mes précepteurs s’étaient acharnés à m’apprendre que le soi est le néant et que le souci de sa propre personne est un péché particulièrement pervers. Mon père ne courait-il pas un danger identique, là-bas, sur la plaine écrasée de soleil ? Et n’avait-il pas davantage à perdre, étant un septarque, et même un premier septarque, alors que je n’étais qu’un enfant ? C’est par de telles pensées que j’extirpai la peur de mon âme, ainsi qu’en me forçant à regarder le ciel sans m’inquiéter de l’éperon qui pouvait être braqué vers mon dos, et, au bout de quelques minutes, mon affolement précédent me parut absurde. S’il l’avait fallu, je serais resté ici des jours durant sans avoir peur. Aussitôt, j’obtins la récompense de ce triomphe sur le soi : dans le ciel à l’éclat palpitant, je distinguai un point flottant, et cette fois ce n’était pas une illusion, car mes jeunes yeux identifiaient les ailes et la corne. Les autres le voyaient-ils ? Le rapace était-il pour moi ? Si je parvenais à le tuer, le septarque me donnerait-il une bourrade dans le dos en m’appelant son meilleur fils ? Le silence continuait de régner parmi les autres chasseurs.