« On a sa cible ! » criai-je avec joie, et, levant mon arme, je visai, tout en me rappelant ce qu’on m’avait enseigné : laisser l’esprit intérieur faire le calcul, ajuster la mire et tirer, le tout en une seule impulsion brève, avant que l’intellect ait eu le temps de chicaner pour brouiller les ordres de l’intuition.
Mais, au moment même de tirer, j’entendis sur ma gauche un hurlement terrifiant, et je décochai mon trait sans même viser, en faisant volte-face vers l’endroit où se trouvait mon père. Je vis alors celui-ci à demi enfoui sous la masse tressautante d’un autre cornevole qui l’avait encorné de part en part. Les ailes du monstre battaient furieusement contre le sol en projetant des nuées de sable rouge ; le rapace s’efforçait de prendre son envol, mais un cornevole n’a pas la force de soulever le poids d’un homme, ce qui ne l’empêche pourtant pas de l’attaquer. Je courus à l’aide du septarque. Il criait encore et je voyais ses mains agripper la gorge décharnée du cornevole, mais ses cris maintenant ressemblaient à des râles, et quand – le premier – j’arrivai sur les lieux, il gisait immobile, le corps couvert comme d’un manteau noir par le rapace, qui continuait de se débattre. J’avais dégainé mon épée ; je tranchai le cou du cornevole aussi net que s’il s’était agi d’un simple cou de poulet, je repoussai du pied sa carcasse, puis je me mis à tirer désespérément sur la tête démoniaque, pour l’arracher du dos du septarque, dans lequel elle était fichée comme un hideux emblème. Les autres m’avaient rejoint ; ils me firent reculer ; quelqu’un me saisit par les épaules et me secoua jusqu’à ce que mon accès de fureur soit passé. Quand je me tournai à nouveau vers eux, ils se resserrèrent pour cacher à ma vue le cadavre de mon père et, à ma consternation, ils ployèrent le genou jusqu’à terre devant moi pour me rendre hommage.
Mais, bien entendu, ce fut Stirron et non moi qui devint septarque. Son couronnement fut un grand événement, car, malgré sa jeunesse, il allait être premier septarque de la province. Les six autres septarques de Salla vinrent dans la capitale – il fallait une occasion pareille pour les trouver tous réunis dans la même ville – et, pour un temps, ce ne furent que festivités, déploiement de bannières et sonneries de trompettes. Stirron était au centre de toute cette agitation tandis que je restais en marge, ce qui était certes ma place mais me donnait l’impression d’être moins un prince qu’un valet. Une fois monté sur le trône, Stirron m’offrit des titres, des terres et des pouvoirs, mais sans s’attendre vraiment à ce que je les accepte, ce que je ne fis pas. À moins qu’un septarque ne soit faible de tempérament, il n’est pas souhaitable que ses frères cadets demeurent à ses côtés pour l’aider à gouverner, car une aide de ce genre est rarement désirée. Je n’avais plus aucun oncle en vie du côté de mon père, et je ne tenais pas à ce que les fils de Stirron puissent faire un jour la même constatation ; je ne tardai donc pas à quitter Salla lorsque le deuil fut terminé.
Je me rendis dans le pays de ma mère : Glin. Toutefois, la vie que j’y menai ne me satisfit pas, et, quelques années plus tard, je partis habiter l’humide et chaude province de Manneran, où je pris femme et engendrai mes fils, où je devins prince autrement que de nom, et où je vécus heureux et vigoureux jusqu’à ce que survienne pour moi le temps des changements.
6
Il convient peut-être que je dise quelques mots de la géographie de mon monde.
Notre planète Borthan comporte cinq continents. Dans cet hémisphère, on en compte deux : Velada Borthan et Sumara Borthan, ce qui veut dire le Monde septentrional et le Monde méridional. Il faut un long voyage par la voie des mers pour gagner, à partir de n’importe quelle côte de ces deux continents, ceux de l’hémisphère opposé, qui ont simplement reçu les noms de Umbis, Dabis et Tibis, ce qui signifie Un, Deux et Trois.
J’ai peu de chose à dire de ces terres éloignées. Elles furent explorées pour la première fois il y a environ sept cents ans par un septarque de Glin, qui paya de sa vie sa curiosité, et, depuis lors, il n’y a guère eu plus de cinq expéditions lancées dans cette direction. Aucun être humain ne vit dans cet hémisphère. On dit qu’Umbis ressemble beaucoup aux Basses Terres Arides, mais en pire, avec des flammes qui jaillissent par endroits du soi tourmenté. Dabis renferme des jungles et des marais insalubres, et, un jour ou l’autre, on verra nos compatriotes s’y aventurer pour prouver leur courage, car les lieux regorgent, parait-il, d’animaux dangereux. Quant à Tibis, sa surface est recouverte de glace.
Nous ne sommes pas une race affectée de la manie des voyages. Pour ma part, ce sont les circonstances qui ont fait de moi un voyageur. Bien que coule dans nos veines le sang des anciens Terriens, que leurs démons portaient à aller toujours plus loin dans leur exploration des étoiles, nous, habitants de Borthan, aimons à rester sur notre sol natal. Même moi, qui pense différemment de mes semblables, je n’ai jamais eu la tentation d’aller voir les neiges de Tibis ou les marécages de Dabis, sauf peut-être quand j’étais enfant et que j’avais envie d’avaler goulûment l’univers. Parmi nous, on considère comme un grand déplacement le simple trajet entre Salla et Glin, et rares sont ceux qui ont traversé le continent, encore moins sont-ils allés jusqu’à Sumara Borthan comme je l’ai fait.
Comme je l’ai fait, oui.
Velada Borthan est le berceau de notre civilisation. L’art du cartographe révèle que c’est une vaste masse de terre en forme de quadrilatère aux bords arrondis. Deux grandes indentations en V ponctuent sa périphérie : sur la côte nord, à mi-chemin des extrémités orientale et occidentale, il y a le golfe Polaire, et plein sud, sur la côte opposée, le golfe de Sumar. Entre ces deux avancées de mer s’étendent les Basses Terres, une cuvette qui traverse le continent entier du nord au sud. Aucun lieu des Basses Terres ne s’élève au-dessus du niveau de la mer de plus de la hauteur de cinq hommes, et il existe beaucoup d’endroits, notamment dans les Basses Terres Arides, situés bien plus bas que le niveau de la mer.
Il y a une légende qu’on se raconte entre enfants à propos de la configuration de Velada Borthan. On dit que Hrungir le grand serpent des glaces, né dans les eaux de la mer Polaire du Nord, s’éveilla de son sommeil un jour avec un vif appétit et qu’il se mit à grignoter la côte nord de Velada Borthan. Il mangea ainsi pendant mille milliers d’années, jusqu’à ce qu’il eût avalé ce qui correspond aujourd’hui au golfe Polaire. Puis, rendu quelque peu malade par sa voracité, il sortit de l’eau et rampa sur la terre pour se reposer et digérer son repas. Ayant des lourdeurs à l’estomac, Hrungir se dirigea en rampant vers le sud, enfonçant le sol sous son poids et amenant par compensation les montagnes à se dresser à l’est et à l’ouest de son lieu de repos. Il s’arrêta plus longtemps qu’ailleurs dans les Basses Terres Arides, ce qui explique qu’à cet endroit la cuvette soit plus marquée. Puis, quand son appétit revint, il reprit sa reptation vers le sud pour se heurter enfin à une chaîne de montagnes lui barrant la route de l’est à l’ouest. Il mangea un morceau des montagnes, créant ainsi le col de Stroïn, et acheva son voyage vers la côte sud. En proie à une nouvelle poussée vorace, il engloutit l’emplacement du golfe de Sumar. Les eaux du détroit de Sumar s’engouffrèrent dans le vide ainsi créé, et la marée montante emporta Hrungir vers le continent de Sumara Borthan, où le serpent des glaces vit maintenant, enroulé sous le volcan Vashnir, par le cratère duquel il émet des fumées empoisonnées. Ainsi le veut la légende.