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J’espérais que Stirron m’inviterait en retour à lui rendre visite dans la capitale afin de pouvoir lui donner de vive voix l’explication des actes étranges que j’avais accomplis à Manneran. Une réunion fraternelle était sûrement dans l’ordre des choses. Mais aucune convocation ne me parvint. Chaque fois que le téléphone sonnait, je m’y précipitais, dans l’espoir que ce serait Stirron. Peine perdue. Il n’appela pas. Plusieurs semaines passèrent. J’étais nerveux et d’humeur sombre ; je chassais, je nageais, je lisais, j’essayais de rédiger ma nouvelle Convention d’amour. Noïm restait à l’écart de moi. Il était si embarrassé que j’aie pénétré son âme qu’il osait à peine croiser mon regard, et cette intimité que nous avions connue élevait un mur entre nous.

Enfin, arriva une lettre portant le sceau du septarque. Elle était signée de Stirron, mais j’aurais préféré que ce soit un quelconque ministre, et non mon frère, qui ait écrit ce message glacial. En moins de lignes que les doigts d’une main, le septarque m’annonçait que le droit d’asile m’était accordé, à la condition que j’abjure les vices que j’avais acquis dans le Sud. Si l’on me surprenait ne fût-ce qu’une fois m’adonnant à l’usage de la drogue interdite, je serais appréhendé et envoyé en exil. Voilà tout ce que mon frère avait à me dire. Pas un mot d’affection. Pas une once de sympathie. Pas un atome de chaleur.

63

Au cœur de l’été, Halum nous rendit une visite imprévue. Le jour de son arrivée, j’étais parti sur les terres de Noïm, suivant à la trace un bandrier mâle qui s’était échappé de son enclos. Noïm avait eu la vanité d’acquérir un troupeau de ces mammifères à fourrure au caractère féroce, bien qu’ils s’acclimatent difficilement dans nos régions. Il en avait une trentaine et espérait bien les faire se reproduire. Toute la matinée, j’avais pourchassé l’animal en le haïssant davantage d’heure en heure, au vu des carcasses mutilées d’herbivores inoffensifs qu’il laissait dans son sillage. Ces bandriers tuent pour le simple plaisir de tuer, en ne mangeant que des lambeaux de chair et en abandonnant le reste aux rapaces. Finalement, je l’acculai dans un recoin rocheux. « Étourdis-le et ramène-le vivant », m’avait recommandé Noïm ; mais il m’attaqua avec une telle fureur que je lui donnai la pleine charge, l’abattant sur le coup. Je pris soin de le dépouiller afin de rapporter à Noïm la précieuse fourrure. Puis, me sentant las et déprimé, je fis d’une traite le trajet de retour vers la maison. Une voiture étrangère stationnait devant l’entrée, et à côté d’elle se tenait Halum. « Tu connais les étés de Manneran, expliqua-t-elle. On voulait partir comme d’habitude dans l’île, et puis on s’est dit que ce serait bon de prendre des vacances à Salla, en compagnie de Noïm et de Kinnal. »

Halum avait à cette époque atteint sa trentième année. Nos femmes se marient entre quatorze et seize ans, elles achèvent de mettre leurs enfants au monde avant vingt-cinq ans, et à trente ans elles commencent à entrer dans l’âge mûr. Mais le temps avait laissé Halum intacte. N’ayant pas connu les tempêtes du mariage ni les douleurs de l’enfantement, elle avait gardé le corps souple et mince d’une jeune fille. Un seul détail en elle avait changé : depuis ces dernières années, ses cheveux sombres étaient devenus argentés. Cela ne faisait qu’ajouter à son charme, car ce halo brillant contrastait agréablement avec le teint cuivré de son visage juvénile.

Dans ses bagages, elle avait un paquet de lettres pour moi, émanant du duc, de Segvord, de mes fils Noïm, Stirron et Kinnal, de mes filles Halum et Loïmel, de Mihan l’archiviste, et de plusieurs autres personnes. Leurs signataires employaient un style un peu embarrassé et guindé. C’étaient les lettres qu’on envoie à un mort à qui l’on se sent coupable d’avoir survécu. Mais c’était bon quand même d’avoir ces témoignages de ma vie d’avant. Je regrettais qu’il n’y eût pas de lettres de Schweiz ; Halum me raconta qu’elle était sans nouvelles de lui et qu’elle se demandait s’il n’avait pas quitté la planète. Il n’y avait rien non plus de ma femme. « Est-elle trop occupée pour écrire une ligne ou deux ? » demandai-je, et Halum, un peu gênée, me répondit que Loïmel ne parlait plus jamais de moi : « Elle semble avoir oublié qu’elle a été mariée. »

Halum m’apportait aussi de nombreux cadeaux de la part de mes amis. Je fus étonné de leur opulence : ce n’était que métaux précieux et pierreries rares. « C’est en signe d’affection », me dit-elle, mais je n’étais pas dupe. Avec de tels trésors, on pouvait s’acheter beaucoup de terres. Ceux qui m’aimaient ne voulaient pas m’humilier en ayant l’air de me faire l’aumône ; ils m’offraient simplement ces splendeurs sous le couvert de l’amitié, me laissant libre d’en disposer selon mes besoins.

« Cet exil soudain, ce déracinement, ça n’a pas été trop pénible pour toi ? me demanda Halum.

— On est habitué à l’exil, répondis-je. Et on a la compagnie de Noïm.

— Sachant ce qu’il t’en a coûté, poursuivit-elle, recommencerais-tu ton expérience avec la drogue une deuxième fois, si tu devais revenir en arrière ?

— Sans le moindre doute. »

— Cela valait-il la peine de perdre ton foyer, ta famille, tes amis ?

— Cela valait même la peine de perdre la vie, répliquai-je, si en échange on avait la certitude que tous les habitants de Velada Borthan viennent à la drogue. »

Cette réponse parut lui faire peur : elle se recula, se toucha les lèvres du bout des doigts, consciente peut-être pour la première fois de l’intensité de la folie de son frère par le lien. Je n’avais pas prononcé ces mots par une exagération rhétorique, et une part de ma sincérité devait lui être perceptible. Elle voyait que j’étais convaincu, et, sachant où cela pouvait me mener, elle craignait pour moi.

Noïm fut absent les jours qui suivirent, s’étant rendu dans la capitale pour traiter des affaires de famille et dans la plaine de Nand pour inspecter un domaine qu’il envisageait d’acheter. En dehors de sa présence, j’étais le maître des lieux, car les domestiques, quelle que fût leur opinion sur ma vie privée, n’osaient pas discuter ouvertement mon autorité. Chaque jour, j’allais surveiller les travailleurs dans les champs de Noïm, et Halum m’accompagnait. En réalité, il y avait peu de surveillance à effectuer, car c’était la période intermédiaire entre les semailles et les moissons, et les champs se suffisaient très bien à eux-mêmes. Nous faisions surtout ces déplacements pour le plaisir, nous arrêtant ici pour nager, là pour pique-niquer à la lisière des bois. Je lui montrai les bandriers, qu’elle trouva repoussants, et l’emmenai parmi les placides herbivores, qui vinrent se frotter amicalement contre elle.

Ces longues promenades nous donnaient des heures par jour pour parler. Jamais je n’avais passé autant de temps avec elle depuis l’enfance, et nous devenions merveilleusement proches. Au début, nous étions sur nos gardes, n’osant pas aller trop loin, mais bientôt nous conversâmes aussi librement qu’on peut le faire quand on est unis par le lien. Je lui demandai pourquoi elle ne s’était pas mariée, et elle me répondit simplement qu’elle n’avait jamais rencontré d’homme qui lui convenait. Ne regrettait-elle pas d’avoir vécu sans mari ni enfants ? Non, dit-elle, elle ne regrettait rien, car sa vie avait été calme et enrichissante ; et pourtant il y avait du désenchantement dans son intonation. Je ne voulus pas insister plus avant. De son côté, elle me questionna au sujet de la drogue de Sumara, essayant de savoir quelles vertus elle avait pour m’avoir poussé à prendre de tels risques. J’étais amusé par sa façon d’en parler : elle essayait de paraître bien disposée et objective, mais elle avait du mal à dissimuler son horreur à l’égard de ce que j’avais fait. C’était comme si son frère, pris d’une crise de folie furieuse, avait massacré vingt personnes dans la rue et qu’elle cherchât maintenant à découvrir, par le biais de questions patientes énoncées sur le ton de la bonne humeur, quelle était la base philosophique de ce crime collectif. J’essayais moi aussi de rester neutre et mesuré afin de ne pas l’effrayer par mon ardeur comme la première fois. Évitant toute évangélisation, je lui décrivis, aussi sobrement que je le pus, les effets de la drogue, les avantages que j’en avais retirés, et mes raisons pour rejeter l’isolement de pierre que nous impose la Convention. Au bout de peu de jours, une curieuse métamorphose marqua notre attitude à tous deux. Elle cessa peu à peu d’être la dame bien intentionnée qui cherche à se pencher sur les mobiles d’un criminel, pour commencer à devenir la néophyte qui essaie de percer les arcanes révélés par un initié. Et de mon côté j’abandonnais mon ton impersonnel de commentateur pour adopter celui d’un prophète. J’évoquai avec lyrisme l’extase du partage de soi ; je lui racontai l’étrangeté des sensations initiales, quand l’esprit commence à s’ouvrir, puis le moment flamboyant de l’union avec une autre conscience humaine ; je lui dépeignis l’expérience comme infiniment plus intime que tout ce qu’on peut connaître avec son frère ou sa sœur par le lien, ou dans la purgation. Nos conversations se muèrent en monologues où je m’abîmais, et dont j’émergeais de temps à autre pour voir Halum, avec ses cheveux d’argent et son air d’éternelle jeunesse, les yeux brillants et la bouche ouverte sous l’effet de la fascination. L’issue était inévitable. Par un après-midi brûlant où nous marchions lentement au bord d’un champ de céréales dont les épis lui montaient à la poitrine, elle me dit sans avertissement : « Si tu as la drogue ici, ta sœur par le lien peut-elle la partager avec toi ? » Je l’avais convertie.