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Avait-elle été incapable de me regarder de nouveau en face, le matin qui aurait suivi le don de son âme ? Je savais qu’elle s’était donnée avec joie. Mais ensuite, dans l’accès de culpabilité qui suit parfois la première expérience, elle avait peut-être éprouvé autre chose : un soudain sentiment d’horreur à l’idée de tout ce qu’elle avait révélé. Et alors tout avait dû se passer très vite : sa décision irréversible et prise en un éclair, son trajet, le visage pétrifié, jusqu’aux enclos, le franchissement inconsidéré de la dernière barrière, l’ultime regret à l’instant où les animaux chargeaient et où elle s’apercevait qu’elle avait poussé trop loin son expiation. Était-ce là l’explication ? Je n’en voyais pas d’autre pour justifier un tel passage de la sérénité au désespoir. Elle avait dû agir en état second, poussée à la mort par un réflexe consécutif au choc. Et je me retrouvais privé de ma sœur, moi qui avais déjà perdu mon frère, car les yeux de Noïm se fixaient sur moi sans pitié. Était-ce le but que j’escomptais quand je rêvais d’ouvrir les âmes ?

« Où vas-tu aller ? me demanda Noïm. À Manneran, ils te mettront en prison. Pose un seul pied sur le territoire de Glin avec ta drogue et tu te fais écorcher vif. Stirron te chassera de Salla.

Alors, où, Kinnal ? Threish ? Velis ? Ou peut-être Umbis, non ? Ou Dabis ? Mais non ! Par les dieux ! ce sera Sumara Borthan, n’est-ce pas ? Oui, bien sûr. Au milieu de tes sauvages, avec qui tu pourras exhiber ton âme comme tu voudras, hein ? C’est bien ça ? »

Je répondis tranquillement : « Tu oublies les Basses Terres Arides, Noïm. Une cabane dans le désert… un endroit pour penser, un endroit de paix… il y a tant de choses qu’on doit essayer de comprendre, maintenant…

— Les Terres Arides ? Oui, c’est une bonne idée, Kinnal. Les Terres Arides en plein été. Une purge de feu pour ton âme. En effet, va-t’en là-bas. »

68

Je longeai les Huishtors en remontant vers le nord, puis je pris la direction de l’ouest en empruntant la route qui menait au Kongoroï et à la Porte de Salla. Plus d’une fois, je fus tenté de donner un coup de volant du côté de la rambarde pour envoyer la voiture se fracasser en contrebas. Plus d’une fois, quand la première lueur du jour touchait mes paupières dans une hôtellerie de l’arrière-pays, je songeai à Halum et dus faire un effort pour quitter le lit, car continuer de dormir était tellement plus facile. Jours et nuits se succédèrent, et, au bout de plusieurs journées, je m’étais profondément enfoncé dans Salla-Ouest.

Dans une petite ville au pied des montagnes où je m’étais arrêté pour la nuit, j’appris qu’un ordre d’arrestation était lancé contre moi sur toute l’étendue du territoire. Kinnal Darival, fils du défunt septarque et frère du souverain actuel, était recherché pour des crimes monstrueux : exhibition de soi et usage d’une drogue dangereuse qu’il offrait à ses victimes sans méfiance en dépit des ordres explicites du septarque. À l’aide de cette drogue, le fugitif avait fait perdre la raison à sa propre sœur par le lien, et dans un accès de folie la malheureuse avait péri d’horrible manière. Tous les citoyens de Salla étaient donc invités à appréhender le criminel – dont le signalement était donné – et une forte récompense était offerte pour sa capture.

Si Stirron connaissait les causes de la mort d’Halum, alors c’était que Noïm avait parlé. J’étais perdu. En arrivant à la Porte de Salla, j’y trouverais la police en train de m’attendre, puisque ma destination était connue. Mais dans ce cas, pourquoi l’avis de recherche ne la mentionnait-il pas ? Peut-être Noïm avait-il gardé ce détail sous silence afin de me laisser une chance d’évasion.

Je n’avais pas d’autre choix que de poursuivre ma route. Retourner vers la côte me prendrait des jours, et tous les ports seraient surveillés. Et d’ailleurs, où aller ? Non, les Terres Arides devaient rester mon refuge. J’y passerais quelque temps, et ensuite j’essaierais peut-être de franchir une des passes des Threishtors afin d’aller entamer une vie nouvelle sur la côte Ouest. Peut-être.

J’achetai en ville des provisions, dans un magasin qui ravitaillait les chasseurs en route vers les Terres Arides : nourriture séchée et eau condensée en quantité suffisante pour plusieurs lunes, ainsi que des armes. Pendant que j’effectuais ces achats, il me sembla qu’on me dévisageait avec curiosité. Reconnaissait-on en moi le prince dépravé que recherchait le septarque ? Personne pourtant ne faisait un geste pour me saisir. Peut-être savaient-ils que la Porte de Salla était gardée et ne voulaient-ils courir aucun risque avec la brute ignoble que j’étais, alors qu’au sommet du Kongoroï il y aurait pléthore de policiers pour me capturer. Quelle qu’en fût la raison, je quittai la ville sans être inquiété et attaquai la portion de route finale. Dans le passé, je n’étais venu au cœur de ces régions qu’en hiver, alors que la neige s’étalait en une épaisse couche. Même en cette saison il en restait des traces d’un blanc sale dans les coins à l’ombre, et, à mesure que la route s’élevait, la neige devenait plus dense ; puis, au moment où le double sommet du Kongoroï fut en vue, elle recouvrait tout le paysage. J’avais minuté mon trajet de manière à parvenir à la passe après le coucher du soleil, en espérant que l’obscurité m’aiderait à échapper à un éventuel barrage routier. Mais je ne vis personne. Tous phares éteints, je parcourus la fin de la distance, en m’attendant à demi à tomber dans le ravin, et je pris le tournant à gauche qui m’était familier et qui débouchait sur la Porte de Salla. Aucun barrage. Stirron ne devait pas avoir eu le temps de fermer la frontière à l’ouest, ou alors il pensait que je ne serais pas assez fou pour m’enfuir par-là. Je franchis la passe et commençai à dévaler la pente sur le versant opposé du Kongoroï, et quand l’aube me surprit j’étais à l’intérieur des Terres Arides, suffoquant sous la chaleur, mais en sécurité.

69

Non loin de l’endroit où nichent les cornevoles, j’ai trouvé cette cabane dont j’avais gardé en mémoire l’emplacement. Elle était à demi démolie mais ferait l’affaire. Comme l’avait dit Noïm, la chaleur torride des lieux me purgerait l’âme. J’ai un peu aménagé l’intérieur, posant mes affaires en place, déballant le stock de papier que j’avais également acheté en ville pour rédiger le présent compte rendu de mon existence, rangeant dans un coin l’étui qui renfermait le restant de la drogue, entassant mes vêtements par-dessus, balayant le sable rouge amoncelé par terre. Le premier jour, j’ai entrepris de camoufler la voiture afin qu’elle ne trahisse pas ma présence : je l’ai conduite dans un creux d’où son toit émergeait à peine au-dessus du niveau du sol, et j’ai recouvert ce toit de plantes entremêlées et de sable. Seul un regard aiguisé aurait pu la déceler quand j’eus terminé. J’ai noté soigneusement l’endroit afin de pouvoir la retrouver quand je voudrais partir.

Pendant plusieurs jours, j’ai arpenté le désert tout en réfléchissant. Je me rendais là où le cornevole avait frappé mon père, sans avoir peur de ceux qui tournoyaient autour de moi : qu’ils me tuent si tel était mon destin. Je passais en revue les événements qui avaient marqué pour moi le temps des changements, en me demandant : Est-ce là ce que tu désirais ? Est-ce là ce que tu voulais apporter ? Es-tu satisfait du résultat ? Je revivais chacune de mes unions d’âmes, depuis ma première expérience avec Schweiz jusqu’à la dernière avec Halum, et je me disais : Était-ce bien ? Y a-t-il des fautes que tu aurais pu éviter ? As-tu gagné ou perdu à ce que tu as fait ? Et ma conclusion était que j’avais plus gagné que perdu, bien que mes pertes eussent été terribles. Mon seul regret n’était pas d’avoir obéi à des principes erronés mais d’avoir usé de médiocres tactiques. Si j’étais resté en compagnie d’Halum jusqu’à ce qu’elle ait été libérée de ses incertitudes, elle n’aurait peut-être pas éprouvé la honte qui l’avait détruite. Si je m’étais davantage confié à Noïm… Si j’étais resté à Manneran pour affronter mes ennemis… Si… si… si… Oui, ce n’était pas mon changement que je regrettais, c’était d’avoir gâché la révolution de mon âme. Car je demeurais convaincu du caractère nocif de la Convention et de notre mode de vie. De votre mode de vie. Le fait qu’Halum ait pu aller jusqu’à se suicider simplement pour avoir connu deux heures d’amour humain véritable était le réquisitoire le plus cinglant qu’on pouvait prononcer contre la Convention.