La longue cuvette étroite qui représente le trajet supposé de Hrungir est divisée en trois parties. À l’extrémité nord, nous trouvons les Basses Terres Glacées, région où règne un froid perpétuel et où jamais on ne rencontre un seul homme. La tradition veut que l’air y soit si sec et si glacial qu’une seule inspiration peut vous racornir les poumons. Mais cette influence polaire ne s’étend que faiblement dans notre continent. Au sud de ce territoire se déploie l’immensité des Basses Terres Arides, pratiquement dépourvues d’eau et exposées en permanence à la fureur du soleil. Deux chaînes de montagnes aux sommets élevés se prolongent du nord au sud de chaque côté, barrant la route aux pluies et faisant obstacle aux cours d’eau. Le sol y est rouge en tirant occasionnellement sur le jaune, phénomène attribué à la chaleur dégagée par le ventre de Hrungir, bien que nos géologues aient une autre explication. Dans ces Terres Arides vivent de petites plantes, tirant leur subsistance de je ne sais où, ainsi que diverses races d’animaux, tous étranges, difformes et déplaisants. À l’extrémité méridionale de cette région s’étale une large vallée orientée d’est en ouest. Il faut plusieurs jours de marche pour la traverser ; à son extrémité et la prolongeant se situe la zone qu’on nomme les Basses Terres Humides. Les brises venues du sud, qui longent le golfe de Sumar, pénètrent par le col de Stroïn, porteuses d’humidité ; elles se heurtent aux vents torrides qui proviennent des Terres Arides et sont forcées de déposer cette humidité un peu après le col, créant ainsi une zone de végétation dense et luxuriante. Jamais ces brises chargées d’eau ne parviennent à monter plus au nord pour imprégner de leur humidité le territoire des sables rouges. Les Terres Glacées, comme je l’ai déjà dit, ne reçoivent aucun visiteur, et dans les Terres Arides ne se hasardent que les chasseurs et ceux qui voyagent entre les côtes Est et Ouest. Par contre, les Terres Humides sont habitées par plusieurs milliers de fermiers qui produisent des fruits exotiques à l’intention des gens des villes. On prétend que les pluies permanentes qui y règnent pourrissent leurs âmes, qu’ils n’ont pas de gouvernement établi, qu’ils n’observent qu’imparfaitement la coutume de l’effacement de soi. Je serais parmi eux en ce moment, pour découvrir par moi-même leur nature, si je pouvais seulement franchir les cordons de troupes que mes ennemis ont disposés au sud des lieux où je me trouve.
L’ensemble des Basses Terres est flanqué de deux immenses chaînes montagneuses : les Huishtors à l’est, je l’ai déjà dit, et les Threishtors à l’ouest. Ces chaînes prennent naissance sur la côte nord de Velada Borthan, presse au niveau des rivages de la mer Polaire, et elles se poursuivent jusqu’au sud en perdant progressivement de l’altitude ; elles se rejoindraient non loin du golfe de Sumar si elles n’étaient pas séparées par le col de Stroïn. Elles sont tellement élevées qu’elles font écran à tous les vents. C’est pourquoi leurs versants intérieurs sont dénudés, alors que ceux qui font face aux océans sont verdoyants et fertiles.
Sur ce continent de Velada Borthan, l’humanité a implanté son domaine dans les deux zones côtières, entre les océans et les montagnes. En maints endroits, les terres disponibles sont restreintes ; il est difficile d’en tirer la nourriture, et la vie y est un combat permanent contre la faim. On se demande souvent pourquoi nos ancêtres, quand ils arrivèrent sur cette planète il y a tant de générations, choisirent Velada Borthan pour s’y installer ; l’agriculture aurait été plus facile dans le continent voisin de Sumara Borthan, et même les marécages de Dabis, une fois aménagés, auraient pu fournir plus de ressources. L’explication qu’on donne est la suivante : nos ancêtres étaient des gens travailleurs et austères qui goûtaient l’attrait du défi, et ils craignaient de faire vivre leurs enfants dans un lieu qui ne fût pas assez rude. Les côtes de Velada Borthan, qui n’étaient pas inhabitables sans toutefois être trop accueillantes, convenaient donc à leurs besoins. Il y a sûrement du vrai dans cette hypothèse, car l’héritage majeur que nous ont légué les anciens est sans nul doute la notion que le confort est un péché, et le bien-être une perversité. Mon frère par le lien Noïm, pourtant, déclara un jour que les premiers colons avaient choisi Velada Borthan simplement parce que leur astronef s’était posé là, et que, après leur long voyage dans l’espace, ils n’avaient plus la force d’aller à la recherche de meilleurs sites. J’en doute, mais la malice de l’idée est en tout cas significative du penchant de mon frère par le lien pour l’ironie.
Les premiers arrivants s’établirent sur la côte Ouest, à l’endroit que nous appelons Threish, c’est-à-dire le lieu de la Convention. Ils se multiplièrent rapidement, et, comme ils formaient une communauté querelleuse et entêtée, ils ne tardèrent pas à se scinder en divers groupes qui s’en allèrent vivre chacun de son côté. Ainsi furent fondées les neuf provinces occidentales. Jusqu’à ce jour, elles ont continué d’entretenir d’âpres disputes frontalières.
Au bout d’un temps, les ressources limitées de la côte Ouest furent épuisées, et les émigrants décidèrent d’explorer la côte Est. Nous n’avions pas de transports aériens à l’époque ; il est vrai que maintenant nous n’en avons guère plus : nous ne sommes pas une civilisation de techniciens et nous manquons de sources naturelles d’énergie pouvant fournir du carburant. Ils partirent donc pour l’est par voie terrestre, à l’aide des véhicules qu’ils avaient alors, si primitive qu’ait pu en être la conception. Les trois cols des Threishtors furent découverts, et les hardis pionniers s’engagèrent résolument dans les Terres Arides. Nous avons de longues épopées mythiques qui chantent les épreuves de cette odyssée. Franchir les Threishtors pour pénétrer dans les Basses Terres fut difficile, mais en sortir à l’autre extrémité fut presque impossible, car, dans les Huishtors, il n’existe, pour quitter la région des sables rouges, qu’un seul passage accessible aux humains, et c’est la Porte de Salla. Ce ne fut pas une mince affaire que de la trouver, mais ce fut quand même accompli, et les pionniers la franchirent et passèrent de l’autre côté des montagnes, et ils fondèrent Salla, ma terre natale. Quand des dissensions éclatèrent, il y en eut beaucoup qui émigrèrent vers le nord pour fonder Glin, et plus tard d’autres gagnèrent le Sud pour s’installer dans la bienheureuse Manneran. Pendant mille ans il fut suffisant de n’avoir à l’est que trois provinces, jusqu’au jour où, à la suite de nouveaux conflits internes, le petit mais prospère royaume maritime de Krell s’établit en annexant un fragment de Glin et un fragment de Salla.
Et il y eut aussi d’autres gens qui ne pouvaient supporter la vie que leur offrait Velada Borthan et qui s’en allèrent par mer de Manneran en faisant voile vers le sud : ils découvrirent ainsi le continent de Sumara Borthan, où ils s’installèrent. Mais on ne doit pas parler d’eux en termes de géographie ; j’aurai beaucoup à dire de Sumara Borthan et de ses habitants quand j’aurai commencé à expliquer les changements qui sont survenus dans ma vie.
7
La cabane où je me cache actuellement est de pauvre apparence. Ses parois sont faites de planches disjointes, avec des interstices par où passe le vent du désert. La poussière rouge qu’il entraîne se répand en mince pellicule sur la page où j’écris, ainsi que sur mes cheveux et mes vêtements. Les animaux des Basses Terres entrent librement à l’intérieur : j’en ai deux en ce moment qui rampent sur le sol de terre battue, une bestiole grise à multiples pattes de la taille de mon pouce et un reptile léthargique pourvu d’une double queue qui est un peu moins long que mon pied. Depuis des heures, ils tournent paresseusement l’un autour de l’autre, comme s’ils voulaient se prouver qu’ils sont des ennemis mortels, mais sans pouvoir décider lequel des deux doit manger l’autre. Réjouissante compagnie pour un séjour dans un site enchanteur !