— Fais-le maintenant pour que nos âmes s’ouvrent ensemble. Je t’en prie, Stirron !
— Tu mériterais que je te tue, a-t-il déclaré, sans attendre le jugement de la Cour.
— Oui, dis-le, Stirron ! Je ! Répète-le !
— Misérable montreur de soi ! Le fils de mon père ! Si je te parle ainsi, Kinnal, c’est parce que tu ne mérites pas autre chose.
— Cette façon de parler n’est pas ce que tu crois. Bois, et tu comprendras.
— Jamais !
— Pourquoi refuser ? Pourquoi as-tu peur ?
— La Convention est sacrée, a-t-il répondu. La mettre en question, c’est contester l’ordre social tout entier. Si cette drogue se répandait, ce serait la fin de la raison et de la stabilité. Penses-tu que nos ancêtres étaient des monstres ou des fous ? Ils savaient comment créer une société durable. Où sont les villes de Sumara Borthan ? Pourquoi ces gens vivent-ils toujours dans des huttes au milieu de la jungle ? Tu nous ferais suivre la même voie qu’eux, Kinnal. Tu abolirais la distinction entre le bien et le mal ; en peu de temps, il n’y aurait plus de lois, et chaque homme lèverait la main contre son semblable, et c’est ça que tu appelles l’amour et la compréhension universelle ? Non, Kinnal. Garde ta drogue. On préfère encore la Convention.
— Stirron…
— Assez ! La chaleur est intolérable. Tu es en état d’arrestation ; maintenant, nous partons. »
73
Mais comme je venais d’absorber la drogue, Stirron a accepté de me laisser seul quelques heures avant le voyage de retour vers Salla afin que je n’aie pas à me mettre en route pendant que mon âme était vulnérable aux sensations extérieures. Une grâce de peu d’objet accordée par le seigneur septarque. Ayant posté deux gardes à l’extérieur de la cabane, il s’en est allé avec les autres chasser le cornevole jusqu’à la venue du crépuscule.
Jamais je n’avais pris la drogue sans quelqu’un avec qui la partager. Je suis donc resté seul pendant que des impressions étranges s’abattaient sur moi, et, quand les murs de mon âme sont tombés, il n’y avait personne en qui pénétrer, et personne pour pénétrer en moi. Pourtant, je décelais les âmes de mes gardes – dures, fermées, métalliques – et je sentais qu’avec un effort j’aurais pu les atteindre. Mais je ne l’ai pas fait, car à ce moment-là, je me suis retrouvé lancé dans un miraculeux voyage : mon moi prenait son essor et s’élargissait jusqu’à embrasser toute la planète, et les âmes de l’humanité entière se mêlaient à la mienne. Et une merveilleuse vision s’est présentée à moi. Je voyais mon frère Noïm établir des copies de mes mémoires et les distribuer à ceux en qui il avait confiance, et d’autres copies étaient faites à partir de ces exemplaires et circulaient à travers les provinces de Velada Borthan. Et du continent Sud arrivaient de pleines cargaisons de la poudre blanche, pour satisfaire non plus les besoins d’une élite, non plus seulement ceux du duc de Sumar ou du marquis de Woyn, mais ceux de milliers de citoyens ordinaires, des gens assoiffés d’amour, qui trouvaient que la Convention était tombée en cendres et qui voulaient se connaître les uns les autres jusqu’au fond de l’âme. Et les gardiens de l’ordre ancien cherchaient désespérément à faire obstacle à ce mouvement, mais ils ne pouvaient rien faire pour l’enrayer, car la Convention avait vécu, et il était évident désormais que l’amour et la joie ne pouvaient plus être jugulés. Jusqu’au jour où la communication tissait tout un réseau à travers la planète, des filaments brillants de perception sensitive reliant chaque individu à un autre et chacun à tous. Jusqu’au jour où même les septarques et les juges étaient emportés par la marée de la libération, et où tous les habitants du monde se joignaient en une communion joyeuse, chacun ouvert à tous ses semblables, et où le temps des changements était achevé : alors était établie la nouvelle Convention. Tout cela, je le voyais de ma cabane délabrée au cœur des Terres Arides. Je voyais cette lueur brillante encercler le monde, d’abord vacillante, puis gagnant de plus en plus d’éclat. Je voyais des murs s’écrouler. Je voyais flamboyer le brasier de l’amour universel. Je voyais des visages transformés et exultants. Des mains touchant d’autres mains. Des esprits atteignant d’autres esprits. Cette vision a inondé mon cerveau jusqu’à la fin du jour, m’envahissant d’un bonheur tel que je n’en avais jamais connu. Et c’est seulement quand l’effet de la drogue a commencé à se dissiper que j’ai su que ce n’était qu’un fantasme de mon imagination.
Mais peut-être qu’un jour cela correspondra à la réalité. Peut-être Noïm trouvera-t-il des lecteurs à qui montrer ce que j’ai écrit, et peut-être d’autres se laisseront-ils convaincre de suivre mes traces, jusqu’à être en nombre assez grand pour que les changements soient irréversibles et universels. Je disparaîtrai, moi le précurseur, l’anticipateur, le prophète. Mais ce que j’ai écrit continuera de vivre, et à travers ce texte vous serez changés. Peut-être n’est-ce pas un simple rêve.
La page finale a été rédigée alors que le crépuscule commençait à tomber. Le soleil se hâte de descendre vers les cimes des Huishtors. Bientôt, je vais suivre Stirron en tant que prisonnier. J’emporterai ce complément de mon manuscrit avec moi, caché dans mes vêtements, et, si la chance me sert, je tâcherai de trouver un moyen de le donner à Noïm afin qu’il puisse le joindre aux pages que je lui ai déjà remises. Je ne sais si j’y parviendrai, ni ce qu’il adviendra de moi et de mon livre. Et vous qui me lisez êtes pour moi un inconnu. Mais je peux dire une chose : si les deux parties du manuscrit ont été assemblées et si vous me lisez jusqu’au bout, alors c’est que ma victoire a commencé. De la réunion de ces deux éléments pourront venir les changements pour Velada Borthan, les changements pour vous tous. Si tu m’as lu jusqu’ici, mon lecteur inconnu, tu dois être avec moi en esprit. Alors, je te dis que je t’aime et je tends la main vers toi, moi qui fus Kinnal Darival, moi qui ai ouvert la voie, moi qui avais promis de tout te dire à mon sujet, moi qui puis maintenant affirmer que cette promesse a été tenue. Va et cherche. Va et entre en contact. Va et sois amour. Va et ouvre-toi. Va et sois guéri.