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« Halum ! » me mis-je à crier. « Halum ! Halum ! »

Ma voix fit vibrer les parois de la cabane mais ne me rendit pas Halum. Lentement, mon esprit encore embrumé par le sommeil se rendit à l’évidence : cette Halum qui m’avait rendu visite était irréelle.

Nous autres habitants de Borthan nous ne prenons pas de telles visions à la légère. Je me levai et sortis marcher dehors, pieds nus sur le sable, tout en m’efforçant de justifier à mes propres yeux mes fantasmes. Au bout d’un long moment, je retrouvai mon calme et mon équilibre. Pourtant, je demeurai des heures sans dormir, assis sur le seuil de la cabane, jusqu’à ce que la lueur verte de l’aurore commence à poindre.

Vous reconnaîtrez avec moi qu’un homme privé de femme depuis un certain temps, et soumis aux tensions que j’ai subies depuis ma fuite dans les Terres Arides, peut avoir de telles pollutions nocturnes durant son sommeil, et qu’il n’y a là rien d’anormal. Je dois également souligner, même si j’ai peu de preuves à apporter à l’appui, que beaucoup d’hommes de Borthan se laissent aller dans le sommeil à extérioriser des désirs envers leurs sœurs par le lien, pour la simple raison que de tels désirs sont réprimés par eux sans pitié à l’état de veille. Cela dit, bien qu’ayant bénéficié avec Halum d’une intimité de l’âme surpassant celle des autres hommes avec leurs sœurs par le lien, je n’ai jamais une seule fois essayé de l’approcher physiquement. Et je vous demande d’ajouter foi à mes dires : dans ces pages, je ne cache rien de ce qui pourrait me discréditer, et si j’avais ainsi violé le lien qui nous unissait, Halum et moi, je l’avouerais sans hésitation. Qu’il soit donc entendu que c’est un acte que je n’ai pas commis. On ne peut être tenu pour responsable de péchés commis en rêve.

Il n’en reste pas moins que je me sentis fautif durant la fin de la nuit et jusqu’au matin suivant ; c’est seulement maintenant, alors que je m’en libère en couchant l’incident sur le papier, que ce poids quitte ma conscience. Ce qui m’a le plus troublé au cours de ces heures, je le suppose, c’est moins mon sordide petit fantasme sexuel, que même mes ennemis sans doute excuseraient, que ma conviction d’avoir causé la mort d’Halum, seule chose pour moi impardonnable.

9

Il conviendrait peut-être de préciser que chaque homme de Borthan, et par la même occasion chaque femme, est promis dès sa naissance ou peu après à être uni à une sœur et à un frère par le lien. Les membres de ce trio ne doivent jamais avoir de parenté consanguine. Les liens sont déterminés aussitôt qu’un enfant est conçu et sont souvent l’objet de négociations compliquées, car on est le plus souvent plus proche de son frère et de sa sœur par le lien qu’on ne l’est des membres de sa propre famille ; un père se doit donc d’arranger les liens avec soin à l’intention de son enfant.

Comme j’étais le second fils du septarque, le choix de mes liens fut une affaire menée en grande cérémonie. Il aurait été démocratique mais peu logique de me lier à l’enfant d’un paysan, car on doit être élevé sur le même plan social que celui auquel on est uni si un profit doit être retiré du lien. D’autre part, je ne pouvais être lié à l’enfant d’un autre septarque, car le sort pouvait un jour me mener au trône de mon père, et un septarque ne doit pas avoir de liens avec la maison royale d’une autre province, sous peine de voir sa liberté de décision entravée. Il était donc nécessaire de munir par le lien à des enfants de la noblesse mais non de la royauté.

Le projet fut mené à bien par le frère par le lien de mon père, Ulman Kotril ; ce fut la dernière fois qu’il apporta son concours à mon père, car il fut tué par des bandits de Krell peu après ma naissance. Pour trouver à mon intention une sœur par le lien, Ulman Kotril se rendit dans la province de Manneran et obtint que je sois uni à l’enfant encore à naître de Segvord Helalam, juge suprême du port. Il avait été déterminé que l’enfant d’Helalam serait une fille ; le frère par le lien de mon père regagna donc ensuite Salla et compléta le trio en concluant un accord avec Luinn Condorit, général de la patrouille du Nord, pour son fils à venir.

Noïm, Halum et moi naquîmes la même semaine, et mon père en personne célébra la cérémonie du lien. (Nous étions à l’époque connus sous nos noms d’enfant, bien entendu, mais j’évite de les mentionner pour simplifier les choses.) Cette cérémonie eut lieu au palais du septarque, en présence de délégués tenant par procuration les rôles de Noïm et d’Halum ; plus tard, quand nous fûmes en âge de voyager, nous fîmes vœu à nouveau de respecter nos liens en étant cette fois en présence les uns des autres, et, pour la circonstance, je gagnai Manneran afin que soit confirmé mon lien avec Halum. Par la suite, nous fûmes rarement séparés. Segvord Helalam ne voyait pas d’objection à ce que sa fille habite Salla durant son adolescence, car il espérait qu’elle ferait un jour un mariage éclatant avec un prince de la Cour de mon père. Cet espoir fut déçu, car ce fut célibataire, et vierge à ma connaissance, qu’Halum entra dans la tombe.

Cette habitude du lien est la seule petite échappatoire offerte à notre contraignante solitude. Vous savez maintenant – même si vous qui me lisez êtes étranger à notre planète – qu’il nous est interdit par la coutume d’ouvrir notre âme à autrui. Parler à l’excès de soi, pensaient nos ancêtres, mène inévitablement à l’autocompassion, à la satisfaction égoïste des appétits et à la corruption ; nous sommes éduqués de manière à tout cacher de nous-mêmes et, pour que la coutume pèse sur nous d’un poids encore plus inexorable, nous ne sommes même pas autorisés à employer des mots tels que « je » et « moi » dans la conversation. Si nous avons des problèmes, nous les résolvons en silence ; si nous avons des ambitions, nous les satisfaisons sans faire part de nos espoirs ; si nous avons des désirs, nous en poursuivons la réalisation d’une manière impersonnelle. Ces règles rigoureuses ne souffrent que deux exceptions : nous pouvons ouvrir librement notre cœur à nos purgateurs, qui sont des fonctionnaires religieux et de simples mercenaires, et nous avons le droit, dans certaines limites, de nous confier à notre frère et à notre sœur par le lien. Telles sont les règles qui ont été établies par la Convention.

Il est permis de dire à peu près n’importe quoi à son frère ou à sa sœur par le lien, à condition d’observer l’étiquette qui nous a été enseignée. Ainsi il est considéré comme malséant de s’adresser à la première personne même aux êtres auxquels on est unis par le lien. Jamais on ne fait une chose pareille. Si intime que soit une confession, nous devons la formuler selon la syntaxe admise et non en employant les indécences d’un vulgaire montreur de soi.