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(Dans notre idiome, un montreur de soi est quelqu’un qui s’exhibe devant les autres, c’est-à-dire qui expose son âme, et non sa chair. C’est là un acte répugnant qui est puni par l’ostracisme social, sinon pire. Les montreurs de soi utilisent les pronoms censurés du vocabulaire impoli, comme je l’ai fait dans toutes les pages que vous venez de lire. Bien qu’on ait le droit de montrer son soi à son frère ou à sa sœur par le lien, on ne devient un montreur de soi que si on a le mauvais goût de le faire en utilisant le « moi » et le « je ».)

On nous apprend aussi à observer la réciprocité dans nos rapports avec notre frère et notre sœur par le lien. C’est-à-dire que nous ne devons pas les accabler de nos doléances sans chercher à les soulager eux-mêmes de leurs fardeaux. C’est là le fondement même de la civilité : la relation est fondée sur l’échange mutuel, et nous pouvons nous servir d’eux à condition de veiller à ce qu’ils se servent de nous. Les enfants ne respectent pas toujours cette loi de l’échange ; certains dominent leur frère ou leur sœur et lui prodiguent leurs discours sans prendre le temps de s’arrêter pour écouter l’autre. Mais dans de tels cas un équilibre se fait relativement tôt. C’est un abus de propriété impardonnable d’être trop peu soucieux de ceux à qui on est uni par le lien ; je ne connais personne, même parmi les plus faibles de caractère et les plus négligents d’entre nous, qui se soit rendu coupable de cette faute.

De toutes les prohibitions qui réglementent le lien, la plus sévère est celle qui interdit toute relation sexuelle. En matière de sexualité, nous sommes plutôt libres, mais nous n’oserions pas commettre une chose pareille. J’en ai pour ma part beaucoup souffert. Non que j’aie eu un penchant pour Noïm, car ce n’est pas mon genre, et le sien non plus, d’ailleurs ; mais c’est Halum qui était le désir de mon âme, et ni comme femme ni comme amante elle n’a jamais pu me consoler. Nous restions assis de longues heures ensemble, sa main dans la mienne, échangeant des confidences que nous n’aurions pu dire à personne d’autre, et il m’aurait, été facile de l’attirer à moi, d’écarter ses vêtements, de la prendre. Mais je ne l’ai jamais tenté. Mon conditionnement était inébranlable ; et – j’espère survivre assez longtemps pour vous le racontez – même après que Schweiz et son breuvage eurent changé mon âme, je continuai de respecter le corps d’Halum, bien qu’étant capable de pénétrer en elle d’une autre façon. Mais je ne nierai pas le désir que j’ai eu d’elle. Et je ne peux pas oublier le choc que j’ai éprouvé dans mon adolescence en apprenant que, de toutes les femmes de Borthan, seule Halum, Halum ma bien-aimée, m’était refusée.

J’étais extraordinairement intime avec Halum sur tous les plans, sauf physiquement, et elle était pour moi une idéale sœur par le lien : ouverte, prête à donner, aimante, sereine, radieuse, adaptable. Elle était non seulement belle – avec sa peau mate, ses yeux et ses cheveux noirs, son corps souple et gracieux – mais aussi remarquable à l’intérieur de son être, car son âme était douce et lisse, merveilleux mélange de pureté et de sagesse. Quand je pense à elle, je vois l’image d’une clairière dans une forêt de montagne, avec des conifères toujours verts dressés comme des épées sur une étendue de neige vierge et un ruisseau brillant dont l’eau danse parmi des rochers au soleil : un paysage limpide et immaculé. Parfois, quand je me trouvais auprès d’elle, je me sentais incroyablement lourd et maladroit, avec mon corps massif aux muscles stupides ; mais Halum avait l’art de me démontrer par un mot, un rire, un battement de cils que j’étais injuste envers moi en me sentant diminué face à sa grâce et à sa légèreté.

D’autre part, j’étais également très proche de Noïm. Par bien des côtés, il était mon contraire : mince alors que je suis solidement bâti, rusé alors que je suis direct, prudent et calculateur alors que je suis impétueux, pâle de peau alors que j’ai le teint coloré. Comme avec Halum, j’étais souvent mal à l’aise à ses côtés, pas au sens corporel (car, comme je l’ai dit, mes mouvements sont agiles pour un homme de ma carrure), mais intérieurement. Noïm, plus vif que moi, plus animé, plus agile d’esprit, paraissait bondir et galoper là où je ne faisais que patauger, et cependant le pessimisme qui prédominait dans sa nature le faisait apparaître plus profond que moi. Je dois dire que, de son côté, Noïm me considérait avec une égale envie. Il jalousait ma vigueur et il me confia un jour qu’il se jugeait mesquin et méprisable quand il me regardait droit dans les yeux. « On voit en toi la force et la simplicité, avait-il reconnu. On se rend compte qu’on est souvent menteur, paresseux, de peu de foi, qu’on fait chaque jour une douzaine d’actes mauvais qui, pour toi, sont aussi peu naturels que de te repaître de ta chair. »

Il importe que vous compreniez qu’Halum et Noïm n’étaient pas unis par un lien l’un à l’autre, qu’ils n’avaient en commun que leur lien respectif avec moi. Noïm, quant à lui, était lié à une sœur du nom de Thirga, et Halum à une jeune fille de Manneran qui s’appelait Nald. Par ces liens en chaîne, la Convention scelle notre société tout entière, car Thirga aussi avait une sœur par le lien, et Nald un frère par le lien, et chacun de ceux-ci était lié à son tour d’un autre côté, et cela se poursuivait ainsi jusqu’à engendrer une série immense quoique non infinie. Bien entendu, il arrive fréquemment qu’on entre en contact avec le frère ou la sœur de son propre frère et de sa propre sœur, mais on ne peut jouir avec eux des mêmes privilèges ; je voyais souvent Thirga, sœur par le lien de Noïm, et Nald, sœur par le lien d’Halum, tout comme Halum et Noïm se voyaient l’un l’autre, mais il n’y eut jamais rien de plus qu’une amitié superficielle entre moi et eux, alors qu’au contraire Noïm et Halum étaient unis par des rapports chaleureux. J’avais même à une époque formulé le soupçon qu’ils pourraient finir par se marier, ce qui aurait été peu ordinaire mais non illégal. Noïm, cependant, devina que j’aurais été perturbé de voir mon frère et ma sœur par le lien partager le même lit, et il prit soin de ne pas laisser son affection aboutir à ce genre d’amour.

Maintenant, Halum dort pour toujours sous une pierre à Manneran, et Noïm est devenu pour moi un étranger, peut-être même un ennemi, et le sable rouge des Terres Arides, soulevé en nuages par un vent violent, me picote le visage pendant que j’écris ces lignes.

10

Après que mon frère Stirron fut devenu septarque, je me rendis, comme vous le savez, dans la province de Glin. Je ne dirais pas que je m’y réfugiai, car on ne m’obligea pas ouvertement à quitter ma terre natale ; mais considérons que mon départ était une preuve de tact. Je partis pour éviter à Stirron l’éventuel embarras de me faire mettre à mort, ce qui aurait chargé son âme d’un déplaisant fardeau. Une même province ne peut offrir d’asile sûr aux deux fils d’un septarque défunt.

Mon choix se porta sur Glin parce que c’était là que se rendaient habituellement les exilés en provenance de Salla, et aussi parce que c’était le pays où la famille de ma mère régnait, y détenait la richesse et la puissance. Je pensais – à tort, la suite le démontra – que je pourrais retirer quelque avantage de cette situation.

J’étais à trois lunes de mes treize ans quand je quittai Salla. Chez nous, c’est le seuil de l’âge adulte ; j’avais déjà atteint ma taille actuelle, bien qu’étant plus mince et moins robuste que je n’allais le devenir, et les poils de ma barbe avaient commencé à ombrer mon menton. On m’avait inculqué des notions d’histoire et de gouvernement, de chasse et d’art de la guerre, ainsi que les rudiments d’une formation juridique. Déjà plus d’une douzaine de filles avaient partagé ma couche, et, à trois reprises, j’avais connu brièvement les orages de l’amour malheureux. Toute ma vie, la Convention avait été pour moi un guide respecté, mon âme était pure et j’étais en paix avec nos dieux et avec mes ancêtres. À mes yeux de l’époque, je devais apparaître courageux, aventureux, compétent, honorable et énergique, avec le monde étalé devant moi comme une route étincelante et le futur à ma disposition pour que je le modèle. Mais mon regard de trente ans me dit aujourd’hui que le jeune homme qui partait de Salla était également naïf, candide, romantique, sérieux à l’excès, conventionnel et maladroit : un garçon tout à fait ordinaire, en somme, qui aurait très bien pu naître dans un village de pêcheurs si la fortune n’avait fait de lui un prince.