Vladimir Mikhanovski
Le tentateur
La passion des voyages dans le temps s’empara des citoyens du petit pays appelé Chronophilie après qu’y fut inventée une machine à remonter le temps pas très cahotante et dotée d’un silencieux. Ils glissaient sur l’axe du temps comme les écoliers descendent la rampe d’escalier pendant la récréation. La seule différence résidait dans le fait notoire que les rampes, ça se descend seulement. La machine à remonter le temps, elle, permettait d’aller dans les deux sens, tant dans le passé que dans le futur, au choix.
Les tarifs des voyages étaient particulièrement séduisants : deux pièces en tout et pour tout pour un siècle, en avant comme en arrière. Tout ceci sans correspondance, sans faux frais : ni au wagon-restaurant, ni à la cosmobuvette, ni nulle part ailleurs.
Et puis n’est-il pas flatteur d’apparaître à la cour d’un roi légendaire dont on parle dans d’énormes manuels d’histoire, ou encore d’être transporté dans le nébuleux futur dont tous les accès étaient, récemment encore, soigneusement cadenassés ?
Cependant, très rapidement les voyages dans le temps provoquèrent un formidable embrouillamini. Par exemple, des savants du temps présent réussirent à déchiffrer un texte ancien selon lequel un trésor se trouvait dans une pyramide. Des archéologues radieux se mirent en route pour la pyramide… Mais la déception devait les attendre : la cache était vide. Les chercheurs désappointés incriminèrent les pillards de l’époque. Cela dit, les archéologues oubliaient apparemment que les trésors des pharaons étaient cachés dans le plus grand secret, que les esclaves qui aidaient à enfouir les trésors étaient mis à mort.
Non, c’étaient les pillards contemporains qui avaient pénétré dans le passé en possession des coordonnées précises du trésor. Ils s’étaient dissimulés à proximité, tremblant d’impatience. Aussitôt après le départ des domestiques qui avaient enseveli le pharaon, ils avaient ôté les scellés encore chauds et, chargés des trésors volés, ils avaient regagné leur temps ou opté pour l’époque de leur choix : avec de l’argent l’existence est agréable en tout lieu.
Et rien ne pouvait être entrepris contre ces écumeurs : leurs machines à remonter le temps étaient dotées de propulseurs bien plus puissants que les guimbardes de l’officiel service du temps.
Tous ces incidents étaient afférents aux voyages dans le passé. Pas moins dommageables, cependant, étaient les excursions effectuées dans le futur par les Chronophiliens.
Ainsi, les parterres de la place centrale de la capitale furent brusquement piétinés avant même le vote des crédits leur étant destinés ; l’horloge de l’hôtel de ville commença à retarder avant même de recevoir ses aiguilles, etc. Un journal publia un erratum pour une coquille faite quelques jours plus tard. Il est vrai que cela ne prête pas à conséquences, les journaux étant très peu lus.
Tout ceci incita les autorités à promulguer l’arrêté « De la limitation des voyages dans le temps ». Désormais chaque Chronophilien avait le droit d’accomplir dans sa vie un seul et unique voyage dans le passé ou le futur, au choix, la durée de l’excursion ne devant pas dépasser vingt-quatre heures.
Les chronojets particuliers furent réquisitionnés. Le nombre de voyages dans le temps chuta et le chassé-croisé des causes et des effets cessa. Pour ce qui est des voyages dans le futur, ils furent délaissés après que plusieurs amateurs de pérégrinations malchanceux en revinrent passablement malmenés, et ce malgré les amortisseurs. Des cataclysmes ignorés des contemporains dormaient dans l’avenir, et personne ne souhaitait s’y soumettre pour rien.
Lors des voyages à contre-courant du temps ces choses n’étaient pas à redouter. Il était facile de les esquiver, le passé étant suffisamment bien étudié.
Mais le Soviet de Chronophilie avait fait un calcul exact. Ayant droit à un seul voyage, les gens hésitaient avant de se décider. Le meilleur morceau, quand c’est le dernier, on l’épargne. Ordinairement le Chronophilien remettait son voyage à des temps meilleurs, jusqu’à ce qu’il soit totalement indifférent à tous les voyages dans le monde…
« …Comme l’attestent les sources historiques, la musique était ce que la belle Clarinda aimait le plus au monde. Pendant des journées entières, oubliant ses obligations princières, elle pouvait, dans la solitude, écouter la musique et le chant d’un ménestrel de passage… »
Grieg approcha le lampadaire du chevet et releva l’oreiller. Il aimait la lecture vespérale, autant que Clarinda la musique, et il ne l’aurait pas échangée contre le polythéâtre, le stade ou une autre distraction.
Grieg lisait des romans historiques qu’il dénichait un peu partout. Une imagination fertile transportait le jeune radiotechnicien dans le lointain passé, dans un monde aux passions éteintes. Mais, à propos, étaient-elles vraiment éteintes ?…
« …Il mérite d’être remémoré, cet épisode où, lors d’un festin offert à l’occasion d’une victoire militaire, la princesse s’était jetée au cou non pas du roi son père, couronné de lauriers, mais d’un jeune chanteur inconnu qui avait écrit un hymne solennel en l’honneur du vainqueur. »
— Hum… un jeune chanteur… J’aurais bien voulu être à la place de ce chançard, marmotta Grieg en regardant attentivement sur la couverture le visage gracile aux yeux malicieux de Clarinda. Hélas, je suis bien incapable d’écrire la moindre mélodie, même la tête sous le couperet, soupira le radiotechnicien en reprenant sa lecture.
« Le roi adorait sa fille unique. Lorsque Clarinda atteignit son seizième printemps, il décida d’organiser un grandiose tournoi de chevaliers prétendant à la main de la jeune fille. Tournoi au cours duquel ceux qui brûlaient d’amour pour Clarinda combattraient selon le système olympique, c’est-à-dire par élimination.
Le vainqueur recevra un prix précieux. Ainsi décida le roi.
Mais la singulière Clarinda ne l’entendait pas ainsi. Longtemps elle supplia son père. Oui, elle est d’accord pour un tournoi. Seulement les chevaliers s’affronteront non pas dans la lice, mais dans la salle de concert, non pas avec des lances et des glaives, mais avec des luths et des harpes. Ce sera non pas une vulgaire empoignade où triomphe la force grossière, mais un tournoi de bardes et de ménestrels. Un concours d’interprètes.
Cette requête insolite éberlua le souverain.
— Ma fille, dit-il en exhortant son enfant rebelle. Le tournoi de chevaliers révélera le plus fort, le plus courageux. Or, ne sont-ce pas des qualités que devra posséder ton futur époux ?
— Père, la force n’est pas toujours doublée de noblesse, répondit Clarinda. Et si la victoire revenait à un quelconque balourd ne sachant rien faire d’autre que de manier la lance ? J’en souffrirai tout le reste de ma vie…
Elle soupira.
— Mais pourquoi précisément des musiciens ?
— Parce que la musique, c’est l’âme de l’homme, s’enflamma la princesse en froissant son mouchoir. Un homme à l’âme mesquine ne saurait exceller dans l’art des bardes. La musique exprime ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme… Et puis rien ne peut aider le musicien : ni la force, ni la notabilité.
— Mais il y a aussi la virtuosité insensible, objecta le roi.
— Un musicien qui a une âme véritable ne saurait être seulement un interprète inexpressif, fit Clarinda en hochant la tête. Dans les sons qu’il arrache à l’instrument j’entends le bruit des vagues et le pleur du chalumeau du pastoureau, le chuchotement de l’amour et le martellement des sabots, le cliquetis des épéesqui embrase le cœur du guerrier… »