Grieg posa le livre sur ses genoux.
— Sapristi ! Mais la belle Clarinda vient d’évoquer le jazz ! s’exclama-t-il, envahi par une idée encore confuse.
« …Ma fille, depuis la mort de ta mère tous tes désirs ont pour moi force de loi, dit le roi. Que ton désir soit exaucé.
Peu après sur toutes les places des hérauts annoncèrent la surprenante nouvelle. Et moult musiciens ayant soif de mesurer leurs forces, de batailler pour le prix inédit prirent le chemin de la capitale… »
Impatient, Grieg passa plusieurs pages consacrées à la description du concours des musiciens.
« …Les épreuves touchaient à leur fin. Des torches aux flammes capricieuses éclairaient la salle. Presque tous les inscrits s’étaient produits. Le concours en était à son quatrième jour. Clarinda éliminait implacablement.
Ne supportant pas le déshonneur, les musiciens malheureux quittaient la salle la tête nue.
Un blond Normand venu concourir de son Nord lointain grimpa sur l’estrade. Le regard satisfait du roi se posa sur la silhouette harmonieuse du jeune homme. Celui-là accorda son luth et se mit à chanter. Après quelques couplets il regarda démonstrativement la princesse.
— Cela suffit, lança la princesse en faisant un geste de négation.
Le jeune garçon se plaça les mains sur le visage et quitta précipitamment la salle après avoir failli heurter la hallebarde d’un garde.
— Qu’est-ce qui te déplaît en lui ? chuchota le roi en se penchant vers sa fille. Il paraît bien sous tous les rapports.
— Il est trop monotone, fit Clarinda en haussant les épaules.
— Mais que peut-on tirer d’un misérable luth ? grommela involontairement le roi.
— Un véritable musicien en obtiendra tout un univers, dit Clarinda en regardant le concurrent suivant s’avancer sur l’estrade.
Après les premiers accords la princesse détourna son regard. Ses yeux semblaient chercher quelqu’un dans la salle inégalement éclairée… »
Grieg referma le livre, regarda un instant la couverture et y posa ses lèvres. Puis il se leva, esquissa quelques pas de danse en criant quelque chose d’inintelligible.
Lorsque l’homme se trouve seul, il se comporte souvent d’une manière assez étrange. N’est-ce pas ?
L’idée de Grieg était simple et éblouissante. Il ne jouait d’aucun instrument. Depuis son enfance il avait pour les gammes une très profonde aversion. Alors ? Il emportera son transistor. Un transistor ordinaire. Il lui suffira de trouver sur les ondes un air de jazz, c’est simple comme bonjour ! Et la princesse Clarinda, musicienne dans l’âme, n’ayant encore jamais rien entendu de tel, sera conquise.
Après, s’il ne réussit pas à rester dans le passé de la princesse, il reviendra avec elle. Ce sont les copains qui en feront une tête !
Grieg regarda le visage gracile. Les grands yeux de la princesse semblaient l’appeler. Il saisit le minuscule récepteur et tourna un bouton. Une confusion de sons emplit la chambre. Cherchons encore… Voilà ! Un air de jazz remuant les tripes s’échappa du haut-parleur. Le saxo pleurait, les flûtes émettaient des sons harmonieux, les timbales résonnaient lourdement. Grieg lança un clin d’œil à la couverture, éteignit le transistor, rentra sa longue antenne et le mit dans sa poche. Ensuite il feuilleta fébrilement le livre, trouva ce qu’il cherchait et inscrivit une date ainsi que le nom du château qui avait abrité cet inhabituel concours de musique. Il plia soigneusement la feuille et quitta la chambre.
« Quel bonheur de ne pas encore avoir accompli mon voyage ! » songea Grieg en filant vers la chronostation.
Grieg reprit ses sens et porta aussitôt la main à sa poche. Le transistor y était. Mais avait-il vraiment risqué quelque chose ? Le chemin remontant le temps est dépourvu d’ornières.
Grieg pénétra dans une forêt vierge touchée par l’automne. L’air froid le fit frissonner. Il regarda alentour… Le château royal devait se trouver à proximité, mais quelle direction prendre ? Grieg n’en avait aucune idée. Cependant le temps pressait. Après une courte réflexion, le jeune homme fit un geste de résignation et se dirigea résolument du côté où il lui semblait que la forêt s’éclaircissait quelque peu.
Les feuilles mortes crissaient sous ses pieds. Le soleil déjà froid s’apprêtait à disparaître derrière l’horizon. Et les arbres projetaient de longues ombres.
Brusquement un bruit se fit entendre à quelque distance. Quelqu’un courait droit sur Grieg en faisant craquer les branches. Un cerf ? Un bison ? Il ne manquerait plus que ça ! Grieg se cacha derrière un énorme chêne. Une haute silhouette d’homme émergea de derrière des branches à moitié dépouillées de leurs feuilles. D’après la description faite dans le livre, Grieg reconnut le Normand. Ses cheveux d’or lui tombaient sur les épaules, ses vêtements flottaient au vent. Son regard dépourvu d’expression se posa sur le visage de Grieg. Le Normand avait en main le pitoyable luth.
— Où vas-tu, ami ? l’interpella Grieg.
L’inconnu connu ne répondit rien. Il s’arrêta juste un instant puis fracassa le luth contre le tronc du chêne. Gémissant brièvement, l’instrument vola en éclats.
Le Normand tourna le manche qui lui était resté entre les mains, le lança au loin et reprit son chemin.
Les épreuves touchent donc à leur fin. Il faut faire vite, se dit Grieg en prenant la direction d’où était apparu le malheureux blond.
Le château était ceint d’un fossé au fond duquel scintillait une eau verdâtre.
A l’entrée du pont deux archers barrèrent la route à Grieg.
— Qui es-tu ? demanda l’un d’eux.
-Je suis un ménestrel, répondit Grieg un doigt enfoncé dans la poitrine. Et il s’engagea sur le pont-levis.
Dans la salle sinistre l’atmosphère sentait l’humidité. La soirée n’était encore pas entamée, pourtant des torches de résine y brûlaient déjà.
Grieg fit une révérence devant le roi, comme le réclamait l’étiquette.
La princesse regarda le nouveau venu, leurs regards se rencontrèrent.
— Princesse Clarinda, vous n’avez pas du tout changé ! laissa échapper Grieg.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Vous vous connaissez ? se renfrogna le roi qui se mit à examiner l’accoutrement de l’arrivant.
— C’est la première fois que je le vois, fit la princesse en esquissant une moue.
Les courtisans se mirent à chuchoter.
— Que vas-tu nous interpréter, étranger ? demanda le souverain.
— Je vais jouer une musique dans laquelle vous entendrez le bruit des vagues et le pleur du chalumeau du pastoureau, le chuchotement de l’amour et le martellement des sabots, le cliquetis des épées qui embrase le cœur du guerrier…
Le roi et la princesse échangèrent un regard.
— Je vois que ce n’est pas la modestie qui t’étouf-fe, fit le roi en souriant malicieusement. Mais de quel instrument vas-tu jouer ? Où est ton luth ? L’aurais-tu perdu en chemin ? Qu’on en apporte un ! lança-t-il en battant des mains…
— C’est inutile, Votre Majesté, le coupa avec déférence Grieg. (Et il tira le transistor de sa poche.) Voilà mon luth.
Tous tendirent le cou, cherchant à voir l’écrin minuscule. Il a les dimensions d’une boîte d’allumettes, aurait pu dire Clarinda si elle avait su ce qu’étaient des allumettes. Mais plusieurs siècles s’écouleraient encore avant leur invention…
— Comment ! Tu veux dire que tu vas jouer sur cette chose ? s’étonna le roi.
— Pourquoi pas, Votre Majesté ! répondit Grieg en déployant l’antenne du récepteur.