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Par un caprice comique, la page du journal, en glissant sur le tapis, s'était retournée. Je la ramassai et c'est alors qu'au dos, je les aperçus, ces trois femmes du début du siècle. Je ne les avais encore jamais vues, considérant le revers de cette coupure de presse comme inexistante. Cette rencontre imprévue m'intrigua. J'approchai la photo vers la lumière qui venait du balcon…

Et tout de suite, je tombai amoureux d'elles. De leurs corps et de leurs yeux tendres et attentifs qui laissaient trop bien deviner la présence d'un photographe courbé sous une bâche noire, derrière un trépied.

Leur féminité était celle qui devait infailliblement toucher le cœur de l'adolescent solitaire et farouche que j'étais. Une féminité en quelque sorte normative. Toutes les trois portaient une longue robe noire qui mettait en valeur l'ample arrondi de leur poitrine, moulait les hanches, mais surtout, avant d'embrasser les jambes et de se déverser en de gracieux plis autour des pieds, le tissu esquissait le galbe discret de leur ventre. La sensualité pudique de ce triangle légèrement rebondi me fascina!

Oui, leur beauté était justement celle qu'un jeune rêveur encore charnellement innocent pouvait imaginer sans cesse dans ses mises en scène érotiques. C'était la représentation d'une femme «classique». Idée de féminité incarnée. Vision de la maîtresse idéale. C'est ainsi en tout cas que je contemplais ces trois élégantes avec leurs grands yeux ombrés de noir, leurs volumineux chapeaux aux rubans en velours sombre, leur air d'autrefois qui, dans les portraits des générations précédentes, nous apparaît toujours comme le signe d'une certaine naïveté, d'une candeur spontanée qui manque à nos contemporains et qui nous touche en nous inspirant confiance.

En fait, j'étais surtout émerveillé par la précision de cette coïncidence: mon inexpérience amoureuse faisait appel justement à cette Femme en général, une femme encore dépourvue de toutes les particularités charnelles que le désir mûr saurait détecter dans son corps.

Je les contemplais avec un malaise croissant. Leurs corps m'étaient inaccessibles. Oh, il ne s'agissait pas d'une impossibilité réelle de les rejoindre. Depuis longtemps mon imagination érotique avait appris à déjouer cet obstacle. Je fermais les yeux et je voyais mes belles promeneuses – nues. Tel un chimiste, par une savante synthèse, je pouvais recomposer leur chair à partir des éléments les plus banals: la pesanteur de la cuisse de cette femme qui un jour m'avait frôlé dans un autobus bondé, les courbes des corps bronzés sur les plages, tous les nus des tableaux. Et même mon propre corps! Oui, malgré le tabou qui, dans ma patrie, frappait la nudité et, à plus forte raison la nudité féminine, j'aurais su reconstituer l'élasticité d'un sein sous mes doigts et la souplesse d'une hanche.

Non, les trois élégantes m'étaient tout autrement inaccessibles… Quand je voulus recréer le temps qui les entourait, ma mémoire s'exécuta tout de suite. Je me souvenais de Blériot qui, vers cette époque, traversait la Manche sur son monoplan, de Picasso qui peignait Les Demoiselles d'Avignon… La cacophonie des faits historiques résonna dans ma tête. Mais les trois femmes restaient immobiles, inanimées – trois pièces de musée sous une étiquette: les élégantes de la Belle Époque dans les jardins des Champs-Élysées. Je tentai alors de les rendre miennes, d'en faire mes maîtresses imaginaires. Par ma synthèse érotique, je modelais leurs corps, elles bougèrent, mais avec la raideur des léthargiques qu'on aurait voulu transporter, debout, habillées, en imitant leur réveil. Et comme pour accentuer cette impression de torpeur, la synthèse dilettante puisa dans ma mémoire une image qui me fit grimacer: ce sein nu, flasque, le sein mort d'une vieille ivrogne que j'avais vue, un jour, à la gare. Je secouai la tête pour me défaire de cette vision écœurante.

Il fallait donc se résigner à ce musée peuplé de momies, de figures de cire avec leurs étiquettes «Trois élégantes», «Président Faure et sa maîtresse», «Vieux guerrier dans un village du Nord»… Je refermai la valise.

M'accoudant à la rampe du balcon, je laissai s'égarer mon regard dans la dorure transparente du soir, au-dessus de la steppe.

«À quoi, en fin de compte, leur beauté a-t-elle servi? pensai-je avec une clarté subite, tranchante comme cette lumière du couchant. Oui, à quoi ont servi leurs beaux seins, leurs hanches, leurs robes qui moulaient si joliment leurs jeunes corps? Être si belles et se retrouver enfouies dans une vieille valise, dans une ville ensommeillée et poussiéreuse, perdue au milieu d'une plaine infinie! Dans cette Saranza dont, de leur vivant, elles n avaient pas la moindre idée… Tout ce qui reste d'elles, c'est donc ce cliché, rescapé d'une suite inimaginable de grands et de petits hasards, conservé uniquement comme le revers de la page évoquant le raid automobile Pékin-Paris. Et même Charlotte ne garde plus aucun souvenir de ces trois silhouettes féminines. Moi, moi seul sur cette terre, je préserve le dernier fil qui les unit au monde des vivants! Ma mémoire est leur ultime refuge, leur dernier séjour avant l'oubli définitif, total. Je suis en quelque sorte le dieu de leur univers vacillant, de ce bout de Champs-Elysées où leur beauté brille encore…»

Mais tout dieu que j'étais, je ne pouvais leur offrir qu'une existence de marionnettes. Je remontais le ressort de mes souvenirs, et les trois élégantes se mettaient à trottiner, le président de la République enlaçait Marguerite Steinheil, le duc d'Orléans tombait, transpercé de poignards perfides, le vieux guerrier empoignait sa longue pique et bombait la poitrine…

«Comment se fait-il, me demandai-je avec angoisse, que toutes ces passions, douleurs, amours, paroles laissent si peu de traces? Quelle absurdité les lois de ce monde où la vie des femmes si belles, si désirables dépend de la voltige d'une page: en effet, si cette feuille ne s'était pas retournée, je ne les aurais pas sauvées de leur oubli qui serait devenu éternel. Quelle bêtise cosmique la disparition d'une belle femme! Disparition sans retour. Effacement complet. Sans ombre. Sans reflet. Sans appel…»

Le soleil s'éteignit au fond de la steppe. Mais l'air garda longtemps la luminosité cristalline des soirées d'été fraîches. Derrière le bois résonna le cri de la Koukouchka, plus sonore dans cet air froid. Le feuillage des arbres était émaillé de quelques feuilles jaunes. Les toutes premières. Le cri de la petite locomotive retentit de nouveau. Déjà au loin, affaibli.

C'est alors qu'en revenant au souvenir des trois élégantes, j'eus cette pensée simple, ce dernier écho des réflexions tristes dans lesquelles je m'étais embrouillé tout à l'heure: «Mais c'est qu'il y avait dans leur vie cette matinée d'automne, fraîche et limpide, cette allée au sol jonché de feuilles mortes, où elles s'étaient arrêtées, un instant, s'immobilisant devant l'objectif. Immobilisant cet instant… Oui, il y avait dans leur vie une matinée d'automne claire…»

Cette brève parole provoqua le miracle. Car soudain, par tous mes sens, je me transportai dans l'instant que le sourire de trois élégantes avait suspendu. Je me retrouvai dans le climat de ses odeurs automnales, mes narines palpitèrent tant l'arôme amer des feuilles était pénétrant. Je clignais des yeux sous le soleil qui perçait à travers les branches. J'entendis le bruit lointain d'un phaéton roulant sur les pavés. Et le ruissellement encore confus de quelques répliques amusées que les trois femmes échangeaient avant de se figer devant le photographe… Oui, intensément, pleinement, je vivais leur temps!

L'effet de ma présence dans cette matinée d'automne, à côté d'elles, fut si grand que je m'arrachai à sa lumière, presque effrayé. J'eus soudain très peur d'y rester pour toujours. Aveuglé, assourdi, je revins dans la pièce, je retirai la page du journal…

La surface du cliché sembla frémir, comme celle, aux couleurs humides et vives, d'une décalcomanie. Sa perspective plate se mit soudain à s'approfondir, à s'enfuir devant mon regard. C'est ainsi, enfant, que je contemplais deux images identiques qui naviguaient lentement l'une vers l'autre avant de se confondre en une seule, sté-réoscopique. La photo des trois élégantes s'ouvrait devant moi, m'entourait peu à peu, me laissait entrer sous son ciel. Les branches aux larges feuilles jaunes me surplombaient…

Mes réflexions d'il y a une heure (l'oubli total, la mort…) ne voulaient plus rien dire. Tout était trop lumineux, sans paroles. Je n'avais même plus besoin de regarder la photo. Je fermais les yeux, l'instant était en moi. Et je devinais jusqu'à cette joie qu'éprouvaient les trois femmes, celle de retrouver, après la chaleur oisive de l'été, la fraîcheur d'automne, les vêtements de saison, les plaisirs de la vie citadine et même, bientôt, la pluie et le froid qui allaient en augmenter le charme.

Leurs corps, inaccessibles il y a un moment, vivaient en moi, baignant dans la senteur piquante des feuilles sèches, dans la légère brume pailletée de soleil… Oui, je devinais chez elles cet imperceptible frémissement avec lequel le corps féminin accueille le nouvel automne, ce mélange de jouissance et d'angoisse, cette mélancolie sereine. Il n'y avait plus aucun obstacle entre ces trois femmes et moi. Notre fusion, je le sentais, était plus amoureuse et plus charnelle que n'importe quelle possession physique.

J'émergeai de cette matinée d'automne, me retrouvant sous un ciel déjà presque noir. Fatigué comme si je venais de traverser un grand fleuve à la nage, je regardais autour de moi en reconnaissant à peine les objets familiers. J'eus quand même envie de rebrousser chemin pour revoir les trois promeneuses de la Belle Époque.