Charlotte alla chercher dans la valise sibérienne quelques journaux d'époque en espérant pouvoir nous montrer la photo de Mme Steinheil. Et moi, embrouillé dans ma traduction amoureuse franco-russe, je me souvins d'une réplique qu'un soir j'avais entendue dans la bouche d'un cancre dégingandé, mon camarade de classe. Nous marchions dans les couloirs sombres de l'école, après un entraînement d'haltérophilie, la seule discipline où il excellait. En passant près du portrait de Lénine, mon compagnon avait siffloté de façon très irrespectueuse et affirmé:
– Hé, hé, quoi, Lénine. Il n'avait pas d'enfants, lui. C'est qu'il ne savait tout simplement pas faire l'amour…
Il avait employé un verbe très grossier pour désigner cette activité sexuelle, déficiente, selon lui, chez Lénine. Un verbe dont jamais je n'aurais osé me servir et qui, appliqué à Vladimir Ilitch, devenait d'une obscénité monstrueuse. Interloqué, j'entendais l'écho de ce verbe iconoclaste résonner dans de longs couloirs vides…
«Félix Faure… Le président de la République… Dans les bras de sa maîtresse…» Plus que jamais l'Atlantide-France me paraissait une terra incognita où nos notions russes n'avaient plus cours.
La mort de Félix Faure me fit prendre conscience de mon âge: j'avais treize ans, je devinais ce que voulait dire «mourir dans les bras d'une femme», et l'on pouvait m'entretenir désormais sur des sujets pareils. D'ailleurs, le courage et l'absence totale d'hypocrisie dans le récit de Charlotte démontrèrent ce que je savais déjà: elle n'était pas une grand-mère comme les autres. Non, aucune babouchka russe ne se serait hasardée dans une telle discussion avec son petit-fils. Je pressentais dans cette liberté d'expression une vision insolite du corps, de l'amour, des rapports entre l'homme et la femme – un mystérieux «regard français».
Le matin, je m'en allai dans la steppe pour rêver, seul, à la fabuleuse mutation apportée dans ma vie par la mort du Président. À ma très grande surprise, revue en russe, la scène n'était plus bonne à dire. Même impossible à dire! Censurée par une inexplicable pudeur des mots, raturée tout à coup par une étrange morale offusquée. Enfin dite, elle hésitait entre l'obscénité morbide et les euphémismes qui transformaient ce couple d'amants en personnages d'un roman sentimental mal traduit.
«Non, me disais-je, étendu dans l'herbe ondoyant sous le vent chaud, ce n'est qu'en français qu'il pouvait mourir dans les bras de Marguerite Steinheil…»
Grâce aux amants de l'Elysée, je compris le mystère de cette jeune servante qui, surprise dans la baignoire par son maître, se donnait à lui avec l'effroi et la fièvre d'un rêve enfin accompli. Oui, avant il y avait ce trio bizarre découvert dans un roman de Maupassant que j'avais lu au printemps. Un dandy parisien, tout au long du livre, convoitait l'amour inaccessible d'un être féminin composé de raffinements décadents, cherchait à pénétrer dans le cœur de cette courtisane cérébrale, indolente, semblable à une fragile orchidée, et qui le laissait espérer toujours en vain. Et à côté d'eux – la servante, la jeune baigneuse au corps robuste et sain. À la première lecture, je n'avais discerné que ce triangle qui me paraissait artificiel et sans vigueur: en effet, les deux femmes ne pouvaient même pas se considérer comme rivales…
Désormais, je portais un regard tout neuf sur le trio parisien. Ils devenaient concrets, charnels, palpables – ils vivaient! Je reconnaissais maintenant cette peur bienheureuse dont tressaillait la jeune servante arrachée de la baignoire et emportée, toute mouillée, vers un lit. Je sentais le chatouillement des gouttes qui sinuaient sur sa poitrine pulpeuse, le poids de ses hanches dans les bras de l'homme, je voyais même le remous rythmique de l'eau dans la baignoire d'où son corps venait d'être retiré. L'eau se calmait peu à peu… Et l'autre, la mondaine inaccessible qui me rappelait autrefois une fleur desséchée entre les pages d'un livre, se révéla d'une sensualité souterraine, opaque. Son corps renfermait une chaleur parfumée, une troublante fragrance faite des battements de son sang, du poli de sa peau, de la lenteur tentatrice de ses paroles.
L'amour fatal qui avait fait exploser le cœur du Président remodela la France que je portais en moi. Celle-ci était principalement romanesque. Les personnages littéraires qui se côtoyaient sur ses chemins semblaient, en ce soir mémorable, s'éveiller après un long sommeil. Autrefois, ils avaient beau agiter leurs épées, grimper des échelles de corde, avaler de l'arsenic, déclarer leur amour, voyager dans un carrosse en tenant, sur leurs genoux, la tête coupée de leur bien-aimé – ils ne quittaient pas leur monde fictif. Exotiques, brillants, drôles peut-être, ils ne me touchaient pas. Comme ce curé chez Flaubert, ce prêtre de province à qui Emma confessait ses tourments, je ne comprenais pas moi non plus cette femme: «Mais que peut-elle désirer de plus, elle qui a une belle maison, un mari travailleur et le respect des voisins»…
Les amants de l'Elysée m'aidèrent à comprendre Madame Bovary. Dans une intuition fulgurante, je saisissais ce détaiclass="underline" les doigts graisseux du coiffeur qui habilement tirent et lissent les cheveux d'Emma. Dans ce salon étroit, l'air est lourd, la lumière des bougies qui chasse l'ombre du soir – floue. Cette femme, assise devant la glace, vient de quitter son jeune amant et se prépare maintenant à revenir chez elle. Oui, je devinais ce que pouvait ressentir une femme adultère, le soir, chez le coiffeur, entre le dernier baiser d'un rendez-vous à l'hôtel et les premières paroles, très quotidiennes, qu'il faudrait adresser au mari… Sans pouvoir l'expliquer moi-même, j'entendais comme une corde vibrante dans l'âme de cette femme. Mon cœur résonnait à l'unisson. «Emma Bovary, c'est moi!» me soufflait une voix souriante venant des récits de Charlotte.
Le temps qui coulait dans notre Atlantide avait ses propres lois. Précisément, il ne coulait pas, mais ondoyait autour de chaque événement évoqué par Charlotte. Chaque fait, même parfaitement accidentel, s'incrustait à jamais dans le quotidien de ce pays. Son ciel nocturne était toujours traversé par une comète, bien que notre grand-mère, se référant à une coupure de presse, nous précisât la date exacte de cette apparition céleste: 17 octobre 1882. Nous ne pouvions plus imaginer la tour Eiffel sans voir cet Autrichien fou qui se lançait de la flèche dentelée et, trahi par son parachute, s'écrasait au milieu d'une foule de badauds. Le Père-Lachaise n'avait pour nous rien d'un cimetière paisible, animé du chuchotement respectueux de quelques touristes. Non, entre ses tombes, les gens armés couraient en tous sens, échangeaient des coups de feu, se cachaient derrière les stèles funéraires. Raconté une fois, ce combat entre les Communards et les Versaillais s'était associé pour toujours, dans nos têtes, au nom de «Père-Lachaise». D'ailleurs, nous entendions l'écho de cette fusillade aussi dans les catacombes de Paris. Car, selon Charlotte, ils se battaient dans ces labyrinthes, et les balles fracassaient les crânes des morts d'il y a plusieurs I siècles. Et si le ciel nocturne au-dessus de l'Atlantide était illuminé par la comète et par les zeppelins allemands, l'azur frais du jour s'emplissait de la stridulation régulière d'un monoplan: un certain Louis Blériot traversait la Manche.
Le choix des événements était plus ou moins subjectif. Leur succession obéissait surtout à notre fiévreuse envie de savoir, à nos questions désordonnées. Mais quelle que soit leur importance, ils n'échappaient jamais à la règle générale: le lustre qui tombait du plafond lors de la représentation de Faust à l'Opéra déversait immédiatement son explosion cristalline dans toutes les salles parisiennes. Le vrai théâtre supposait pour nous ce léger tintement de l'énorme grappe de verre assez mûre pour se détacher du plafond au son d'une fioriture ou d'un alexandrin… Quant au vrai cirque parisien, nous savions que le dompteur y était toujours déchiré par les fauves – comme ce «nègre du nom de Delmonico» attaqué par ses sept lionnes.
Charlotte puisait ces connaissances tantôt dans la valise sibérienne, tantôt dans ses souvenirs d'enfance. Plusieurs de ses récits remontaient à une époque encore plus ancienne, contés par son oncle ou par Albertine qui eux-mêmes les avaient hérités de leurs parents.
Mais nous, peu nous importait la chronologie exacte! Le temps de l'Atlantide ne connaissait que la merveilleuse simultanéité du présent. Le baryton vibrant de Faust remplissait la salle: «Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage…», le lustre tombait, les lionnes se jetaient sur l'infortuné Delmonico, la comète incisait le ciel nocturne, le parachutiste s'envolait de la tour Eiffel, deux voleurs profitant de la nonchalance estivale quittaient le Louvre nocturne en emportant la Joconde , le prince Borghese bombait la poitrine, tout fier d'avoir gagné le premier raid automobile Pékin-Paris via Moscou… Et quelque part dans la pénombre d'un discret salon de l'Elysée, un homme à la belle moustache blanche enlaçait sa maîtresse et s'étouffait dans ce dernier baiser.
Ce présent, ce temps où les gestes se répétaient indéfiniment était bien sûr une illusion d'optique. Mais c'est grâce à cette vision illusoire que nous découvrîmes quelques traits de caractère essentiels chez les habitants de notre Atlantide. Les rues parisiennes, dans nos récits, étaient secouées constamment par les explosions des bombes. Les anarchistes qui les lançaient devaient être aussi nombreux que les grisettes ou les cochers sur leurs fiacres. Certains de ces ennemis de l'ordre social garderaient longtemps pour moi, dans leur nom, un fracas explosif ou le bruit des armes: Ravachol, Santo Caserio…
Oui, c'est dans ces rues tonitruantes que l'une des singularités de ce peuple nous apparut: il était toujours en train de revendiquer, jamais content du statu quo acquis, prêt à chaque moment à déferler dans les artères de sa ville pour détrôner, secouer, exiger. Dans le calme social parfait de notre patrie, ces Français avaient la mine de mutins-nés, de contestataires par conviction, de râleurs professionnels. La valise sibérienne contenant les journaux qui parlaient des grèves, des attentats, des combats sur les barricades ressemblait, elle aussi, à une grosse bombe au milieu de la somnolence paisible de Saranza.