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Et puis, à quelques rues des explosions, toujours dans ce présent qui ne passait pas, nous tombâmes sur ce petit bistro calme dont Charlotte, dans ses souvenirs, nous lisait en souriant l'enseigne: Au Ratafia de Neuilly. «Ce ratafia, précisait-elle, le patron le servait dans des coquilles d'argent…»

Les gens de notre Atlantide pouvaient donc éprouver un attachement sentimental envers un café, aimer son enseigne, y distinguer une atmosphère bien à lui. Et garder pour toute leur vie le souvenir que c'est là, à l'angle d'une rue, qu'on buvait du ratafia dans des coquilles d'argent. Oui, pas dans des verres à facettes, ni dans des coupes, mais dans ces fines coquilles. C'était notre nouvelle découverte: cette science occulte qui alliait le lieu de restauration, le rituel du repas et sa tonalité psychologique. «Leurs bistros favoris, ont-ils pour eux une âme, nous demandions-nous, ou, du moins, une physionomie personnelle?» Il y avait un seul café à Saranza. Malgré son joli nom, Flocon de neige, il n'éveillait en nous aucune émotion particulière, pas plus que le magasin de meubles à côté de lui, ni la caisse d'épargne, en face. Il fermait à huit heures du soir, et c'est encore son intérieur obscur, avec l'œil bleu d'une veilleuse, qui provoquait notre curiosité. Quant aux cinq ou six restaurants dans la ville sur la Volga où habitait notre famille, ils se ressemblaient tous: à sept heures précises, l'huissier ouvrait les portes devant une foule impatiente, la musique de tonnerre mêlée de graillon déferlait dans la rue, et à onze heures la même foule, ramollie et vaseuse, se déversait sur le perron, près duquel un gyrophare de police apportait une note de fantaisie à ce rythme immuable… «Les coquilles d'argent Au Ratafia de Neuilly», répétions-nous silencieusement.

Charlotte nous expliqua la composition de cette boisson insolite. Le récit, très naturellement, aborda l'univers des vins. Et c'est là que, subjugués par un flot coloré d'appellations, de saveurs, de bouquets, nous fîmes connaissance avec ces êtres extraordinaires dont le palais était apte à distinguer toutes ces nuances. Il s'agissait toujours de ces mêmes constructeurs de barricades! Et nous rappelant les étiquettes de quelques bouteilles exposées sur les rayons du Flocon de neige, nous nous rendions maintenant à l'évidence que c'étaient uniquement des noms français: «Champanskoé», «Koniak», «Silvaner», «Aligoté», «Mouskat», «Kagor»…

Oui, c'est surtout cette contradiction qui nous laissait perplexes: ces anarchistes avaient su élaborer un système de boissons aussi cohérent et complexe. Et de plus, tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d'infinies combinaisons avec les fromages! Et ceux-ci, à leur tour, composaient une véritable encyclopédie froma-gère de goûts, de couleurs locales – d'humeurs individuelles presque… Rabelais, qui hantait souvent nos soirées de steppes, n'avait donc pas menti.

Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art. Comme dans ce Café Anglais boulevard des Italiens où l'oncle de Charlotte dînait souvent avec ses amis. C'est lui qui avait raconté à sa nièce l'histoire de cette incroyable addition de dix mille francs pour un cent de… grenouilles! «Il faisait très froid, se souvenait-il, toutes les rivières étaient couvertes de glace. Il a fallu appeler cinquante ouvriers pour éventrer ce glacier et trouver les grenouilles…» Je ne savais pas ce qui nous étonnait le plus: ce plat inimaginable, contraire à toutes nos notions gastronomiques, ou bien ce régiment de moujiks (nous les voyions ainsi) en train de fendre des blocs de glace sur une Seine gelée.

À vrai dire, nous commencions à perdre la tête: le Louvre, Le Cid à la Comédie-Française, les barricades, la fusillade dans les catacombes, l'Académie, les députés dans une barque, et la comète, et les lustres qui tombaient les uns après les autres, et le Niagara des vins, et le dernier baiser du Président… Et les grenouilles dérangées dans leur sommeil hivernal! Nous avions affaire à un peuple d'une fabuleuse multiplicité de sentiments, d'attitudes, de regards, de façons de parler, de créer, d'aimer.

Et puis, il y avait aussi, nous apprenait Charlotte, le célèbre cuisinier Urbain Dubois qui avait dédié à Sarah Bernhardt un potage aux crevettes et aux asperges. Il nous fallait imaginer un bortsch dédié à quelqu'un, comme un livre… Un jour, nous suivîmes dans les rues de l'Atlantide un jeune dandy qui entra chez Weber, un café très à la mode, d'après l'oncle de Charlotte. Il commanda ce qu'il commandait toujours: une grappe de raisin et un verre d'eau. C'était Marcel Proust. Nous observions cette grappe et cette eau qui, sous nos regards fascinés, se transformaient en un plat d'une élégance inégalable. Ce n'est donc pas la variété des vins ou l'abondance rabelaisienne de la nourriture qui comptaient, mais…

Nous pensions de nouveau à cet esprit français dont nous nous efforcions de percer le mystère. Et Charlotte, comme si elle voulait rendre notre recherche encore plus passionnée, nous parlait déjà du restaurant Paillard sur la Chaussée-d 'Antin. La princesse de Caraman-Chimay s'y était fait enlever, un soir, par le violoniste tsigane Rigo…

Sans oser encore le croire, je m'interrogeais silencieusement: cette quintessence française tant recherchée, n'aurait-elle pas pour source – l'amour? Car tous les chemins de notre Atlantide semblaient se croiser dans le pays du Tendre.

Saranza plongeait dans la nuit épicée des steppes. Ses senteurs se confondaient avec le parfum qui embaumait ce corps féminin couvert de pierreries et d'hermine. Charlotte contait les frasques de la divine Otero. Avec un étonnement incrédule, je contemplais cette dernière grande courtisane, toute galbée sur son canapé aux formes capricieuses. Sa vie extravagante n'était consacrée qu'à l'amour. Et autour de ce trône s'agitaient des hommes – les uns comptaient les maigres napoléons de leur fortune anéantie, les autres approchaient lentement le canon de leur revolver de leur tempe. Et même dans ce geste ultime, ils savaient faire preuve d'une élégance digne de la grappe de raisin de Proust: l'un de ces amants malheureux s'était suicidé à l'endroit même où Caroline Otero lui était apparue pour la première fois!

D'ailleurs, dans ce pays exotique, le culte de l'amour ne connaissait pas de frontières sociales, et loin de ces boudoirs regorgeant de luxe, dans les faubourgs populaires, nous voyions deux bandes rivales de Belleville s'entre-tuer à cause d'une femme. Seule différence: les cheveux de la belle Otero avaient l'éclat d'une aile de corbeau, tandis que la chevelure de l'amoureuse disputée brillait comme des blés mûrs dans la lumière du couchant. Les bandits de Belleville l'appelaient Casque d'or.

Notre sens critique se révoltait à ce moment-là. Nous étions prêts à croire en l'existence des mangeurs de grenouilles, mais imaginer des gangsters s'égorger pour les beaux yeux d'une femme!

Visiblement, cela n'avait rien d'étonnant pour notre Atlantide: n'avions-nous pas déjà vu l'oncle de Charlotte sortir en titubant du fiacre, l'œil trouble, le bras emmaillote dans un foulard ensanglanté – il venait de se battre en duel, dans la forêt de Marly, en défendant l'honneur d'une dame… Et puis, ce général Boulanger, ce dictateur déchu, ne s'était-il pas brûlé la cervelle sur la tombe de sa bien-aimée?

Un jour, au retour d'une promenade, nous fûmes surpris, tous les trois, par une averse… Nous marchions dans les vieilles rues de Saranza composées uniquement de grandes isbas noircies par l'âge. C'est sous l'auvent de l'une d'elles que nous trouvâmes refuge. La rue, étouffée par la chaleur, il y a une minute, plongea dans un crépuscule froid, balayé par des rafales de grêle. Elle était pavée à l'ancienne – de gros cailloux ronds de granit. La pluie fit monter d'eux une odeur forte de pierre mouillée. La perspective des maisons s'estompa derrière un voile d'eau – et grâce à cette odeur, on pouvait se croire dans une grande ville, le soir, sous une pluie d'automne. La voix de Charlotte, d'abord dépassant à peine le bruit des gouttes, avait l'apparence d'un écho assourdi par les vagues de pluie.

– C'est aussi une pluie qui m'a fait découvrir cette inscription gravée sur le mur humide d'une maison, dans l'allée des Arbalétriers, à Paris. Nous nous étions cachées, ma mère et moi, sous un porche, et en attendant qu'il cesse de pleuvoir, nous n'avions devant nos yeux que cet écusson commémoratif. J'ai appris sa légende par cœur: «Dans ce passage, en sortant de l'hôtel de Barbette, le duc Louis d'Orléans, frère du roi Charles VI, fut assassiné par Jean sans Peur, duc de Bourgogne, dans la nuit du 23 au 24 novembre 1407»… Il sortait de chez la reine Isabeau de Bavière…

Notre grand-mère se tut, mais dans le chuchotement des gouttes nous entendions toujours ces noms fabuleux tissés en un tragique monogramme d'amour et de mort: Louis d'Orléans, Isabeau de Bavière, Jean sans Peur…

Soudain, sans savoir pourquoi, je me souvins du Président. Une pensée très claire, très simple, évidente: c'est que durant toutes ces cérémonies en l'honneur du couple impérial, oui, dans le cortège sur les Champs-Elysées, et devant le tombeau de Napoléon, et à l'Opéra – il n'avait pas cessé de rêver à elle, à sa maîtresse, à Marguerite Steinheil. Il s'adressait au tsar, prononçait des discours, répondait à la tsarine, échangeait un regard avec son épouse. Mais elle, à chaque instant, elle était là.