Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s'installer entre nous l'écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d'une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant. Une nouvelle fois, je ressentais en moi la mystérieuse gestation de cette langue si différente des paroles émoussées par l'usage, une langue dans laquelle j'aurais pu dire tout bas en rencontrant le regard de Charlotte:
– Pourquoi j'ai le cœur serré quand j'entends l'appel lointain de la Koukouchka? Pourquoi une matinée d'automne à Cherbourg d'il y a cent ans, oui, cet instant que je n'ai jamais vécu, dans une ville que je n'ai jamais visitée, pourquoi sa lumière et son vent me paraissent plus vivants que les jours de ma vie réelle? Pourquoi ton balcon ne plane plus dans l'air mauve du soir, au-dessus de la steppe? La transparence de rêve qui l'enveloppait s'est brisée, tel un matras d'alchimiste. Et ces éclats de verre grincent et nous empêchent de parler comme autrefois… Et tes souvenirs que je connais maintenant par cœur ne sont-ils pas une cage qui te tient prisonnière? Et notre vie, n'est-elle pas justement cette transformation quotidienne du présent mobile et chaleureux en une collection de souvenirs figés comme les papillons écartelés sur leurs épingles sous une vitre poussiéreuse? Et pourquoi alors je sens que je donnerais sans hésiter toute cette collection pour l'unique sensation d'aigreur qu'avait laissée sur mes lèvres l'imaginaire coupelle d'argent dans ce café illusoire de Neuilly? Pour une seule gorgée du vent salé de Cherbourg? Pour un seul cri de la Koukouchka venu de mon enfance?
Cependant, nous continuions à remplir le silence, tel le tonneau des Danaïdes, de mots inutiles, de répliques creuses: «Il fait plus chaud qu'hier! Gavrilytch est de nouveau ivre… La Koukouchka n'est pas passée ce soir… C'est la steppe qui brûle là-bas, regarde! Non, c'est un nuage… Je vais refaire du thé… Aujourd'hui, au marché, on vendait des pastèques d'Ouzbékistan…»
L'indicible! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l'essentiel. L'essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui, dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel. L'indicible était essentiel.
Cette équation créa dans ma jeune tête une sorte de court-circuit intellectuel. Et c'est grâce à sa concision que, cet été, je tombai sur cette vérité terrible: «Les gens parlent car ils ont peur du silence. Ils parlent machinalement, à haute voix ou chacun à part soi, ils se grisent de cette bouillie vocale qui englue tout objet et tout être. Ils parlent de la pluie et du beau temps, ils parlent d'argent, d'amour, de rien. Et ils emploient, même quand ils parlent de leurs amours sublimes, des mots cent fois dits, des phrases usées jusqu'à la trame. Ils parlent pour parler. Ils veulent conjurer le silence…»
Le matras d'alchimiste s'était brisé. Conscients de l'absurdité de nos paroles, nous poursuivions notre dialogue journalier: «Il va peut-être pleuvoir. Regarde ce gros nuage. Non, c'est la steppe qui brûle… Tiens, la Koukouchka est passée plus tôt que d'habitude… Gavrilytch… Le thé… Au marché…»
Oui, une partie de ma vie était derrière moi. L'enfance.
Finalement, nos conversations sur la pluie et le beau temps n'étaient pas, cet été, tout à fait injustifiées. Il pleuvait souvent, et ma tristesse colora ces vacances dans ma mémoire de tons brumeux et tièdes.
Parfois, du fond de cette lente grisaille de jours, un reflet de nos veillées d'autrefois surgissait – quelque photo que je découvrais par hasard dans la valise sibérienne dont le contenu n'avait, depuis longtemps, plus de secret pour moi. Ou, de temps à autre, un fugitif détail du passé familial qui m'était encore inconnu et que Charlotte me livrait avec la joie timide d'une princesse ruinée qui trouve soudain sous la doublure élimée de sa bourse une fine piécette d'or.
C'est ainsi que par un jour de grande pluie, en retournant les piles des vieux journaux français entassés dans la valise, je tombai sur cette page provenant, sans doute, d'un illustré du début du siècle. C'était une reproduction, à peine revêtue d'un teint brun et gris, d'un tableau de ce réalisme très fouillé qui attire par la précision et l'abondance des détails. C'est en les examinant durant cette longue soirée pluvieuse que je dus retenir le sujet. Une colonne très disparate de guerriers, tous visiblement éprouvés par la fatigue et l'âge, traversait la rue d'un village pauvre, aux arbres nus. Oui, les soldats étaient tous très âgés – des vieillards, me sembla-t-il, avec de longs cheveux blancs s'échappant des chapeaux aux larges bords. C'étaient les tout derniers hommes valides dans une levée en masse populaire déjà engloutie par la guerre. Je n'avais pas retenu le titre du tableau, mais le mot «derniers» y était présent. Ils étaient les derniers à faire face à l'ennemi, les tout derniers à pouvoir manier les armes. Celles-ci d'ailleurs étaient très rudimentaires: quelques piques, des haches, de vieux sabres. Curieux, je détaillais leurs vêtements, leurs gros godillots avec de grandes boucles de cuivre, leurs chapeaux et parfois un casque terni, semblable à celui des conquistadors, leurs doigts noduleux crispés sur les manches des piques… La France, qui était toujours apparue devant mes yeux dans les fastes de ses palais, aux heures glorieuses de son histoire, se manifesta soudain sous les traits de ce village du nord où les maisons basses se recroquevillaient derrière des haies maigres, où les arbres rabougris frissonnaient sous le vent d'hiver. Étonnamment, je me sentis très proche et de cette rue boueuse, et de ces vieux guerriers condamnés à tomber dans un combat inégal. Non, il n'y avait rien de pathétique dans leur démarche. Ce n'étaient pas des héros exposant leur bravoure ou leur abnégation. Ils étaient simples, humains. Surtout celui-ci, portant le vieux casque à la conquistador, un vieil homme de grande taille qui marchait en s'appuyant sur une pique, à la fin de la colonne. Son visage me subjugua par une surprenante sérénité, amère et souriante à la fois.
Tout à ma mélancolie d'adolescent, je fus transporté subitement par une joie confuse. Je crus avoir compris le calme de ce vieux guerrier face à la défaite imminente, face à la souffrance et à la mort. Ni stoïque ni âme béate, il marchait, la tête haute, à travers ce pays plat, froid et terne, et qu'il aimait malgré tout en l'appelant «patrie». Il paraissait invulnérable. Pour une fraction de seconde mon cœur sembla battre au même rythme que le sien, triomphant de la peur, de la fatalité, de la solitude. Dans ce défi je sentis comme une nouvelle corde de l'harmonie vivante qu'était pour moi la France. Je tentai tout de suite de lui trouver un nom: orgueil patriotique? panache? Ou la fameuse furia francese que les Italiens reconnaissaient aux guerriers français?
En évoquant mentalement ces étiquettes, je vis que le visage du vieux soldat se refermait lentement, ses yeux s'éteignirent. Il redevenait un personnage d'une vieille reproduction aux couleurs grises et bistre. C'était comme s'il avait détourné son regard pour me cacher son mystère que je venais d'entrevoir.
Un autre éclat du passé fut cette femme. Celle, en veste ouatée et en grosse chapka, dont j'avais découvert la photo dans un album rempli de clichés datant de l'époque française de notre famille. Je me rappelai que cette photo avait disparu de l'album aussitôt après que je m'y étais intéressé et que j'en avais parlé à Charlotte. Je m'efforçai de me souvenir pourquoi, alors, je n'avais pas pu obtenir de réponse. La scène se présenta à mes yeux: je montre la photo à ma grand-mère et soudain je vois passer une ombre rapide qui me fait oublier ma question; sur le mur je recouvre de ma paume un étrange papillon, un sphinx à deux têtes, à deux corps, à quatre ailes.
Je me disais qu'à présent, quatre ans après, ce sphinx double n'avait plus rien de mystérieux pour moi: deux papillons accouplés, tout simplement. Je pensai aux gens accouplés, en essayant d'imaginer le mouvement de leurs corps… Et tout à coup je compris que depuis des mois déjà, des années peut-être, je ne pensais qu'à ces corps enlacés, confondus. J'y pensais sans m'en rendre compte, à chaque instant de la journée, en parlant d'autre chose. Comme si la caresse fiévreuse des sphinx brûlait tout le temps ma paume.
Interroger Charlotte pour savoir qui était cette femme en veste ouatée me paraissait maintenant définitivement impossible. Un obstacle absolu surgissait entre ma grand-mère et moi: le corps féminin rêvé, convoité, possédé mille fois en pensée.
Le soir, en me versant du thé, Charlotte dit d'une voix distraite:
– C'est drôle, la Koukouchka n'est pas encore passée…
Émergeant de ma rêverie, je levai les yeux sur elle. Nos regards se rencontrèrent… Nous ne nous dîmes plus rien jusqu'à la fin du repas.
Ces trois femmes changèrent ma vue, ma vie…
Je les avais découvertes par hasard, au verso d'une coupure de presse enfouie dans la valise sibérienne. Je relisais, une nouvelle fois, l'article sur le premier raid automobile «Pékin-Paris via Moscou», comme pour me prouver à moi-même qu'il n'y avait plus rien à apprendre, que la France de Charlotte avait été bel et bien épuisée. Distrait, j'avais laissé glisser la page sur le tapis, j'avais regardé par la porte ouverte du balcon. C'était une journée particulière, à la fin du mois d'août, fraîche et ensoleillée, quand le vent froid franchissant l'Oural apportait dans nos steppes le premier souffle de l'automne. Tout brillait dans cette lumière limpide. Les arbres de la Stalinka se dessinaient avec une netteté fragile sur le ciel d'un bleu ravivé. L'horizon traçait une ligne pure, tranchante. Avec un apaisement amer, je me disais que la fin des vacances approchait. La fin aussi d'une période de ma vie, une fin marquée par cette découverte extraordinaire: toutes mes connaissances ne me garantissaient ni le bonheur ni le contact privilégié avec l'essentiel… Une autre révélation aussi: à longueur de temps je pensais au corps féminin, aux corps des femmes. Toutes les autres pensées étaient complémentaires, accidentelles, dérivées. Oui, je me rendais à l'évidence qu'être un homme signifiait penser constamment aux femmes, que l'homme n'était autre que ce rêveur de femmes! Et que je le devenais…