Je perdis connaissance au début de ma quatrième nuit sans sommeil. Juste avant cette syncope, je crus percevoir la pensée fébrile de l'une de ces femmes violées, de celle qui devinait soudain que dans aucun cas on ne la laisserait partir. Cette pensée qui transperça son ivresse forcée, sa douleur, son dégoût – résonna dans ma tête et me jeta par terre.
En revenant à moi, je me sentis autre. Plus calme, plus résistant aussi. Comme un malade qui après une opération se réhabitue à marcher, je m'avançais lentement d'un mot à l'autre. J'avais besoin de tout remettre en ordre. Je murmurais dans le noir de courtes phrases qui constataient mon nouvel état:
– Ainsi, il y a en moi celui qui peut contempler ces viols. Il m'est possible de lui ordonner de se taire, mais il reste toujours là. Donc, en principe, tout est permis. C'est Béria qui m'a appris cela. Et si la Russie me subjugue c'est parce qu'elle ne connaît pas de limites, ni dans le bien ni dans le mal. Surtout dans le mal. Elle me permet d'envier ce chasseur de corps féminins. Et de me détester. Et de rejoindre cette femme meurtrie, écrasée par une masse de chair en sueur. Et de deviner sa dernière pensée claire: la pensée de la mort qui suivrait cet accouplement hideux. Et d'aspirer à mourir en même temps qu'elle. Car on ne peut pas continuer à vivre en portant en soi ce double qui admire Béria…
Oui, j'étais Russe. Je comprenais maintenant, de façon encore confuse, ce que cela voulait dire. Porter dans son âme tous ces êtres défigurés par la douleur, ces villages carbonisés, ces lacs glacés remplis de cadavres nus. Connaître la résignation d'un troupeau humain violé par un satrape. Et l'horreur de se sentir participer à ce crime. Et le désir enragé de rejouer toutes ces histoires passées – pour en extirper la souffrance, l'injustice, la mort. Oui, rattraper la voiture noire dans les rues de Moscou et l'anéantir sous sa paume de géant. Puis, en retenant son souffle, accompagner du regard la jeune femme qui pousse la porte de sa maison, monte l'escalier… Refaire l'Histoire. Purifier le monde. Traquer le mal. Donner refuge à tous ces gens dans son cœur pour pouvoir les relâcher un jour dans un monde libéré du mal. Mais en attendant, partager la douleur qui les atteint. Se détester pour chaque défaillance. Pousser cet engagement jusqu'au délire, jusqu'à l'évanouissement. Vivre très quotidiennement au bord du gouffre. Oui, c'est ça, la Russie.
C'est ainsi que dans mon désarroi juvénile, je m'accrochais à ma nouvelle identité. Elle devenait pour moi la vie même, celle qui allait, pensais-je, effacer pour toujours mon illusion française.
Cette vie manifesta rapidement sa qualité principale (que la routine des jours nous empêche de voir) – sa totale invraisemblance.
Avant, je vivais dans les livres. Je progressais d'un personnage à l'autre, suivant la logique d'une intrigue amoureuse ou d'une guerre. Mais ce soir de mars, tellement tiède que ma tante avait ouvert la fenêtre de notre cuisine, je compris que dans cette vie il n'y avait aucune logique, aucune cohérence. Et que peut-être la mort seule était prévisible.
Ce soir-là, j'appris ce que mes parents m'avaient toujours caché. Cet épisode trouble en Asie centrale: Charlotte, les hommes armés, leur bousculade, leurs cris. Je ne gardais que cette réminiscence floue et enfantine des récits d'autrefois. Les paroles des adultes étaient si obscures!
Cette fois leur clarté m'aveugla. D'une voix très banale, en déversant les pommes de terre fumantes dans un plat, ma tante dit à l'intention de notre invité assis à côté de Dmitritch:
– Bien sûr que là-bas ils ne vivent pas comme nous. Ils prient leur dieu cinq fois par jour, tu te rends compte! Et même, ils mangent sans table. Oui, tous par terre. Enfin, sur un tapis. Et sans cuillères, avec les doigts!
L'invité, plutôt pour raviver la conversation, objecta d'un ton raisonneur:
– Ouais, pas comme nous, c'est beaucoup dire. J'ai été, moi, à Tachkent, l'été dernier. Tu sais, c'est pas si différent de chez nous…
– Et dans leur désert, tu y as été? (Elle parla plus haut, heureuse qu'on ait trouvé une bonne amorce et que le dîner promette d'être animé et convivial.) Oui, dans le désert? Sa grand-mère, par exemple (la tante fit un mouvement de menton dans ma direction), cette Cherl… Chourl… bref cette Française, elle, c'était pas du tout drôle ce qui lui était arrivé là-bas. Ces basmatchs, ces bandits qui ne voulaient pas du pouvoir soviétique, ils l'ont attrapée, elle était toute jeune encore, sur une route, et ils l'ont violée, mais comme des bêtes sauvages! Tous, l'un après l'autre. Ils étaient six ou sept peut-être. Et tu dis «ils sont comme nous»… Ils lui ont tiré une balle dans la tête, après ça. Heureusement que cet assassin a mal visé. Et le paysan qui l'amenait dans sa carriole, ils l'ont égorgé comme un mouton. Alors, «comme chez nous», tu sais…
– Non, écoute, mais là tu nous parles de l'ancien temps! intervint Dmitritch.
Et ils continuèrent à discuter en buvant de la vodka, en mangeant. Derrière la fenêtre ouverte, on entendait les bruits paisibles de notre cour. L'air du soir était bleu, doux. Ils parlaient sans remarquer que, figé sur ma chaise, je ne respirais plus, ne voyais rien, ne comprenais pas le sens de leurs répliques. Enfin, d'un pas somnambulique, je quittai la cuisine et sortant dans la rue je marchai dans la neige fondue, plus étranger à cette limpide soirée de printemps qu'un Martien.
Non, je n'étais pas terrifié par l'épisode dans le désert. Raconté de cette façon banale, il ne pourrait jamais, je le pressentais, se libérer de cette gangue de mots et de gestes quotidiens. Son acuité resterait émoussée par les gros doigts qui attrapaient un cornichon, par le va-et-vient de la pomme d'Adam sur le cou de notre invité avalant sa vodka, par les piaillements joyeux des enfants dans la cour. C'était comme ce bras humain que j'avais vu un jour, sur une autoroute à côté de deux voitures encastrées l'une dans l'autre. Un bras arraché et que quelqu'un, en attendant l'arrivée des ambulances, avait enveloppé dans un bout de journal. Les caractères d'imprimerie, les photos collées à la chair sanguinolente la rendaient presque neutre…
Non, ce qui m'avait vraiment bouleversé, c'était l'invraisemblance de la vie. Une semaine avant, j'apprenais le mystère de Béria, son harem de femmes violées, tuées. À présent, le viol de cette jeune Française dans laquelle je ne pourrais jamais, me semblait-il, reconnaître Charlotte.
C'était trop à la fois. Cet excès me confondait. La coïncidence gratuite, absurdement évidente embrouillait mes pensées. Je me disais que dans un roman, après cette histoire atroce des femmes enlevées en plein Moscou, on aurait laissé le lecteur reprendre ses esprits pendant de longues pages. Il aurait pu se préparer à l'apparition d'un héros qui terrasserait le tyran. Mais la vie ne se souciait pas de la cohérence du sujet. Elle déversait son contenu en désordre, pêle-mêle. Par sa maladresse, elle gâchait la pureté de notre compassion et compromettait notre juste colère. La vie était en fait un interminable brouillon où les événements, mal disposés, empiétaient les uns sur les autres, où les personnages, trop nombreux, s'empêchaient de parler, de souffrir, d'être aimés ou haïs individuellement.
Je me débattais entre ces deux récits tragiques: Béria et ces jeunes femmes dont la vie prenait fin avec le dernier râle de plaisir de leur violeur; Charlotte, jeune, méconnaissable, jetée sur le sable, battue, torturée. Je me sentais gagné par une étrange insensibilité. J'étais déçu, je m'en voulais à moi-même de cette indifférence obtuse.
C'est la nuit même que toutes mes réflexions sur l'incohérence apaisante de la vie me parurent fausses. Je revis, dans une rêverie mi-éveillée, le bras enveloppé dans un journal… Non, il était cent fois plus effrayant dans cet emballage banal! La réalité avec toute son invraisemblance dépassait de loin la fiction. Je secouai la tête pour chasser la vision des petites cloques du journal collées à la peau ensanglantée. Soudain, sans aucun brouillage, nette, ciselée, dans l'air translucide du désert, une autre vision s'incrusta dans mes yeux. Celle d'un jeune corps féminin prostré sur le sable. Un corps déjà inerte, malgré les convulsions effrénées des hommes qui sauvagement se jetaient sur lui. Le plafond que je fixais devint vert. La douleur était telle que je sentis se dessiner dans ma poitrine les contours brûlants de mon cœur. L'oreiller sous ma nuque était dur et rêche comme le sable…
Mon geste me prit au dépourvu moi-même. Je me mis à me gifler avec acharnement, en retenant les coups d'abord, ensuite, sans pitié. Je sentais en moi celui qui, dans les renfoncements marécageux de mes pensées, contemplait ce corps féminin avec jouissance…
Je me frappai jusqu'à ce que mon visage enflé, mouillé de larmes, me dégoûtât par sa surface poisseuse. Jusqu'à ce que cet autre, tapi en moi, se tût totalement… Puis, en trébuchant sur le coussin que j'avais fait tomber dans mon agitation, je m'approchai de la fenêtre. Un croissant de lune très fin incisait le ciel. Les étoiles fragiles, frileuses, sonnaient comme la glace crissante sous les pas d'un noctambule qui traversait la cour. L'air froid calmait mon visage tuméfié.
– Je suis Russe, dis-je tout à coup à mi-voix.
2
C'est grâce à ce corps, jeune et d'une sensualité encore naïve, que je fus guéri. Oui, ce jour d'avril, je me crus enfin libéré de l'hiver le plus pénible de ma jeunesse, de ses malheurs, de ses morts et du poids des révélations qu'il avait apportées.