Mais l'essentiel est que ma greffe française semblait ne plus exister. Comme si j'avais réussi à étouffer ce second cœur dans ma poitrine. Le dernier jour de son agonie coïncida avec cet après-midi d'avril qui devait marquer pour moi le début d'une vie sans chimères…
Je la vis de dos, debout devant une table en grosses planches de pin non rabotées, sous les arbres. Un instructeur suivait ses gestes et, de temps en temps, jetait un coup d'œil sur le chronomètre qu'il serrait dans sa paume.
Elle devait avoir le même âge que moi, quinze ans, cette jeune fille dont le corps imprégné de soleil m'avait ébloui. Elle était en train de désassembler une mitraillette pour, ensuite, l'assembler de nouveau en essayant de faire le plus vite possible. C'étaient les compétitions paramilitaires auxquelles plusieurs écoles de la ville prenaient part. À tour de rôle, nous nous mettions devant la table, attendions le signal de l'instructeur et nous jetions sur la Kalachnikov en dépeçant son agrégat pesant. Les pièces retirées s'étalaient sur les planches et, un instant après, dans une amusante marche arrière de gestes, se remettaient en place. Certains d'entre nous laissaient tomber à terre le ressort noir, d'autres confondaient l'ordre de l'assemblage… Quant à elle, je crus d'abord qu'elle dansotait devant la table. Habillée d'une vareuse et d'une jupe kaki, un calot posé sur ses boucles rousses, elle faisait ondoyer son corps au rythme de son exercice. Elle avait dû s'entraîner beaucoup pour manier la masse glissante de l'arme avec une telle habileté.
Je la contemplais, ébahi. Tout en elle était si simple et si vivant! Ses hanches, en répondant aux mouvements de ses bras, ondulaient légèrement. Ses jambes pleines et dorées frémissaient. Elle jouissait de sa propre agilité qui lui permettait même des gestes inutiles – comme ce cambrement cadencé de sa jolie croupe musclée. Oui, elle dansait. Et même sans voir son visage, je devinais son sourire.
Je tombai amoureux de cette jeune inconnue rousse. C'était bien sûr avant tout un désir très physique, un émerveillement charnel devant sa taille d'une fragilité encore enfantine qui contrastait tellement avec son torse déjà féminin… J'exécutai mon numéro de démontage-assemblage dans un engourdissement de tous mes membres, et je mis plus de trois minutes, me retrouvant parmi les moins doués… Mais plus que le désir d'enlacer ce corps, de sentir sous mes doigts le vernis du bronzage, j'éprouvais un bonheur neuf et sans nom.
Il y avait cette table en grosses planches installée à l'orée d'un bois. Le soleil et l'odeur des dernières neiges réfugiées dans l'obscurité des fourrés. Tout était divinement simple. Et lumineux. Comme ce corps avec sa féminité encore distraite. Comme mon désir. Comme les commandes de l'instructeur. Aucune ombre du passé ne troublait la limpidité de ce moment. Je respirais, désirais, exécutais machinalement les ordres. Et avec une jouissance indicible, je sentais que le caillot de mes réflexions d'hiver, pénibles et embrouillées, se dissipait dans ma tête… La jeune rousse se déhanchait légèrement devant la mitraillette. Le soleil illuminait les contours de son corps à travers le fin tissu de sa vareuse. Ses boucles de feu rebiquaient sur le calot. Et c'est comme du fond d'un puits, dans un écho sourd et lugubre, que résonnaient ces noms grotesques: Marguerite Steinheil, Isabeau de Bavière… Je ne parvenais pas à croire que ma vie était autrefois composée de ces reliques poussiéreuses. J'avais vécu sans soleil, sans désir – dans le crépuscule des livres. À la recherche d'un pays fantôme, d'un mirage de cette France d'antan peuplée de revenants…
L'instructeur poussa un cri de joie en montrant à tout le monde son chronomètre: «Une minute quinze secondes!» C'était le meilleur temps. La rouquine se retourna, radieuse. Et, enlevant son calot, elle secoua la tête. Ses cheveux s'enflammèrent dans le soleil, ses taches de rousseur jaillirent comme des étincelles. Je fermai les yeux.
Et le lendemain, pour la première fois de ma vie, je découvrais cette volupté très singulière de serrer une arme à feu, une Kalachnikov, et de sentir ses tressaillements nerveux contre mon épaule. Et de voir, au loin, une silhouette en contrepla-qué se couvrir de trous. Oui, ses secousses insistantes, sa force mâle étaient pour moi d'une nature profondément sensuelle.
D'ailleurs, dès la première rafale, ma tête se remplit d'un silence bourdonnant. Mon voisin de gauche avait tiré le premier et m'avait assourdi. Ce carillon incessant dans mes oreilles, les gerbes irisées du soleil dans mes cils, l'odeur fauve de la terre sous mon corps – j'étais au comble du bonheur.
Car enfin je revenais à la vie. Je lui trouvai un sens. Vivre dans la bienheureuse simplicité de ces gestes ordonnés: tirer, marcher en rang, manger dans des gamelles en aluminium la kacha de mil. Se laisser porter dans un mouvement collectif dirigé par les autres. Par ceux qui connaissaient l'objectif suprême. Ceux qui, généreusement, ôtaient tout le poids de notre responsabilité, nous rendant légers, transparents, nets. Cet objectif était, lui aussi, simple et univoque: défendre la patrie. Je me hâtai de me fondre dans ce but monumental, de me dissoudre dans la masse merveilleusement irresponsable de mes camarades. Je jetais des grenades d'exercice, je tirais, je plantais une tente. Heureux. Béat. Sain. Et avec stupeur je me rappelais parfois cet adolescent qui, dans une vieille maison au bord de la steppe, passait des jours entiers à méditer sur la vie et la mort de trois femmes aperçues dans un amoncellement de vieux journaux. Si l'on m'avait présenté ce rêveur, je ne l'aurais sans doute pas reconnu. Je ne me serais pas reconnu…
Le lendemain, l'instructeur nous emmena assister à l'arrivée d'une colonne de chars. Nous discernâmes d'abord un nuage gris qui s'enflait à l'horizon. Puis, une vibration puissante se répandit dans la semelle de nos chaussures. La terre tremblait. Et le nuage devenant jaune s'éleva jusqu'au soleil et l'éclipsa. Tous les bruits disparurent, couverts par le vacarme métallique des chenilles. Le premier canon perça le mur de poussière, le char du commandant surgit, puis le deuxième, le troisième… Et avant de s'arrêter les chars décrivaient une courbe serrée pour se mettre en rang, à côté du précédent. Leurs chenilles alors claquaient encore plus rageusement en déchirant l'herbe en longues lamelles.
Hypnotisé par cette puissance de l'empire, j'imaginai soudain le globe terrestre que ces chars – nos chars! – pouvaient écorcher tout entier. Une brève commande aurait suffi. J'en éprouvai un orgueil encore jamais ressenti…
Et les soldats qui sortaient des tourelles me fascinèrent par leur virilité sereine. Ils étaient tous semblables, taillés dans la même matière ferme et saine. Je les devinais invulnérables à ces pensées caverneuses qui me torturaient durant l'hiver. Non, toute cette vase mentale ne serait pas restée une seule seconde dans le courant limpide de leur raisonnement, simple et direct comme les ordres qu'ils exécutaient. J'étais terriblement jaloux de leur vie. Elle s'exposait là, sous le soleil, sans une tache d'ombre. Leur force, l'odeur mâle de leur corps, leurs vareuses couvertes de poussière. Et la présence, quelque part, de la jeune rousse, de cette adolescente-femme, de cette promesse amoureuse. Je n'avais plus qu'une envie: pouvoir, un jour, m'extraire de la tourelle étroite d'un char, sauter sur ses chenilles, puis sur la terre molle, et marcher d'un pas agréablement fatigué vers la femme-promesse.
Cette vie, une vie en fait très soviétique dans laquelle j'avais toujours vécu en marginal, m'exalta. Me fondre dans sa routine débonnaire et collectiviste m'apparut soudain comme une solution lumineuse. Vivre de la vie de tout le monde! Conduire un char, puis, démobilisé, faire couler l'acier au milieu des machines d'une grande usine au bord de la Volga, aller, chaque samedi, au stade pour voir un match de football. Mais surtout savoir que cette suite de jours, tranquille et prévisible, était couronnée d'un grand projet messianique – ce communisme qui, un jour, nous rendrait tous constamment heureux, cristallins dans nos pensées, strictement égaux…
C'est là qu'en rasant presque les sommets de la forêt, les avions de chasse surgirent au-dessus de nos têtes. Volant par groupe de trois, ils firent écrouler sur nous le ciel explosé. Vague après vague, ils déferlaient en éventrant l'air, m'inci-sant le cerveau par leurs décibels.
Plus tard, dans le silence du soir, j'observais longuement la plaine déserte avec les rayures sombres de l'herbe arrachée çà et là. Je me disais qu'il était une fois un enfant qui avait imaginé une ville fabuleuse s'élevant au-dessus de cet horizon brumeux… Cet enfant n'était plus. J'étais guéri.
Depuis ce jour d'avril mémorable, la mini-société scolaire m'accepta. Ils m'accueillirent avec cette générosité condescendante qu'on a pour les néophytes, pour les reconvertis zélés ou les repentis enthousiastes. Je l'étais. À tout moment, je tenais à leur montrer que ma singularité avait été définitivement dépassée. Que j'étais comme eux. Et en plus, prêt à tout pour expier ma marginalité.
Au reste, la mini-société elle-même avait, entre-temps, changé. Copiant de mieux en mieux le monde des adultes, elle s'était divisée en quelques clans. Oui, presque en classes sociales! J'en distinguai trois. Elles préfiguraient déjà l'avenir de ces adolescents, hier encore unis dans une petite meute homogène. A présent, il y avait là un groupe de «prolétaires». Les plus nombreux, ils étaient issus, pour la plupart, de familles ouvrières qui fournissaient en main-d'œuvre les ateliers de l'énorme port fluvial. Il y avait, en outre, un noyau de forts en mathématiques, futurs «tekhnars» qui, autrefois mélangés aux prolétaires et dominés par eux, s'en démarquaient de plus en plus en occupant le devant de la scène scolaire. Enfin, la plus fermée et la plus élitiste, la plus restreinte aussi, cette coterie dans laquelle on reconnaissait l'intelligentsia en herbe.
Je devenais des leurs dans chacune de ces classes. Ma présence intermédiaire était appréciée par tout le monde. À un certain moment, je me crus même irremplaçable. Grâce à… la France!