Mais déjà le navire fondit dans l'obscurité. L'écho du tango s'éteignit. Dans sa navigation vers Astrakhan, il emportait la nuit avec lui. L'air autour de notre bac s'emplit d'une pâleur hésitante. Il me fut étrange de nous voir au milieu d'un grand fleuve, dans cette timide naissance du jour, sur les planches mouillées d'un radeau. Et sur la rive se précisaient lentement les contours du port.
Elle ne m'attendit pas. Sans me regarder, elle se mit à sauter d'une barque à l'autre. Elle se sauvait – avec la hâte farouche d'une jeune ballerine après une fausse sortie. Je suivais cette fuite bondissante, le cœur arrêté. À tout moment, elle pouvait glisser sur le bois mouillé, être trahie par une passerelle désagrégée, plonger entre deux barques dont les bords se refermeraient au-dessus de sa tête. L'intensité de mon regard la retenait dans sa voltige à travers la brume matinale.
L'instant d'après, je la vis marcher sur la rive. Dans le silence, le sable humide crissait doucement sous ses pas… C'était une femme dont j'étais si proche il y a un quart d'heure, qui s'éloignait. Je ressentis cette douleur toute neuve pour moi: une femme s'éloignait en rompant ces liens invisibles qui nous unissaient encore. Et elle devenait, là, sur cette rive déserte, un être extraordinaire – une femme que j'aime et qui redevient indépendante de moi, étrangère à moi, et qui va tout à l'heure parler aux autres, sourire… Vivre!
Elle se retourna en m'entendant courir derrière elle. Je vis son visage pâle, ses cheveux qui étaient, je m'en rendais compte à présent, d'un teint roux très clair. Elle ne souriait pas et me regardait en silence. Je ne me rappelais plus ce que je voulais lui dire en écoutant, une minute avant, le sable humide crisser sous ses talons. «Je t'aime» eût été un mensonge imprononçable. Seule sa jupe noire froissée, seuls ses bras d'une minceur enfantine dépassaient pour moi tous les «je t'aime» du monde. Lui proposer de nous revoir aujourd'hui ou demain était impensable. Notre nuit ne pouvait être qu'unique. Comme le passage du paquebot, comme notre sommeil fulgurant, comme son corps dans la fraîcheur du grand fleuve assoupi.
J'essayai de le lui dire. Je parlai, sans suite, du crissement du sable sous ses pas, de sa solitude sur cette rive, de sa fragilité, cette nuit, qui m'avait fait penser aux tiges des nénuphars. Je sentis soudain, et avec un bonheur aigu, qu'il faudrait aussi parler du balcon de Charlotte, de nos soirées de steppes, des trois élégantes dans une matinée d'automne aux Champs-Elysées…
Son visage se crispa dans une expression à la fois méprisante et inquiète. Ses lèvres frémirent.
– Tu es malade ou quoi? dit-elle en me coupant la parole de ce ton un peu nasal avec lequel les filles sur la Montagne de joie rabrouaient les importuns.
Je restai immobile. Elle s'en allait en montant vers les premiers bâtiments du port et plongea bientôt dans leur ombre massive. Les ouvriers commençaient à apparaître aux portes de leurs ateliers.
Quelques jours plus tard, dans l'attroupement nocturne de la Montagne, j'entendis la conversation de mes camarades d'école qui n'avaient pas remarqué ma présence toute proche. Une des danseuses de leur petit cercle s'était plainte, disaient-ils, de son partenaire qui ne savait pas faire l'amour (ils exprimèrent l'idée beaucoup plus crûment) et elle avait confié, semblait-il, des détails comiques («tordants», affirma l'un d'eux) de son comportement. Je les écoutais en espérant quelques révélations érotiques. Soudain le nom du partenaire persiflé fut cité: Frantsouz… C'était mon sobriquet dont j'étais plutôt fier. «Frantsouz» – un Français, en russe. À travers leurs rires, je perçus un échange de répliques à part, entre deux amis, à la manière d'un conciliabule: «On va s'occuper d'elle, ce soir, après les danses. À deux, d'accord?»
Je devinai qu'il s'agissait toujours d'elle. Je quittai mon recoin et j'allai vers la sortie. Ils m'aperçurent. «Frantsouz! Frantsouz…», ce chuchotement m'accompagna un moment, puis s'effaça dans la première vague de la musique.
Le lendemain, sans prévenir personne, je partais pour Saranza.
3
J'allais dans cette petite ville ensommeillée, perdue au milieu des steppes, pour détruire la France. Il fallait en finir avec cette France de Charlotte qui avait fait de moi un étrange mutant, incapable de vivre dans le monde réel.
Dans mon esprit, cette destruction devait ressembler à un long cri, à un rugissement de colère qui exprimerait le mieux toute ma révolte. Ce hurlement sourdait encore sans paroles. Elles allaient venir, j'en étais sûr, dès que les yeux calmes de Charlotte se poseraient sur moi. Pour l'instant, je criais silencieusement. Seules les images déferlaient dans un flux chaotique et bariolé.
Je voyais le scintillement d'un pince-nez dans la pénombre calfeutrée d'une grosse voiture noire. Béria choisissait un corps féminin pour sa nuit. Et notre voisin d'en face, paisible retraité souriant, arrosait les fleurs sur son balcon, en écoutant le gazouillis d'un transistor. Et dans notre cuisine, un homme aux bras couverts de tatouages parlait d'un lac gelé rempli de cadavres nus. Et tous ces gens dans le wagon de troisième classe qui m'emportait vers Saranza semblaient ne pas remarquer ces paradoxes déchirants. Ils continuaient à vivre. Tranquillement.
Dans mon cri, je voulais déverser sur Charlotte ces images. J'attendais d'elle une réponse. Je voulais qu'elle s'explique, qu'elle se justifie. Car c'est elle qui m'avait transmis cette sensibilité française – la sienne -, me condamnant à vivre dans un pénible entre-deux-mondes.
Je lui parlerais de mon père avec son «trou» dans le crâne, ce petit cratère où battait sa vie. Et de ma mère dont nous avions hérité la peur de la sonnerie inattendue à la porte, les soirs de fêtes. Tous les deux morts. Inconsciemment, j'en voulais à Charlotte d'avoir survécu à mes parents. Je lui en voulais de son calme durant l'enterrement de ma mère. Et de cette vie très européenne, dans son bon sens et sa propreté, qu'elle menait à Saranza. Je trouvais en elle l'Occident personnifié, cet Occident rationnel et froid contre lequel les Russes gardent une rancune inguérissable. Cette Europe qui, de la forteresse de sa civilisation, observe avec condescendance nos misères de barbares – les guerres où nous mourions par millions, les révolutions dont elle a écrit pour nous les scénarios… Dans ma révolte juvénile, il y avait une grande part de cette méfiance innée.
La greffe française que je croyais atrophiée était toujours en moi et m'empêchait de voir. Elle scindait la réalité en deux. Comme elle avait fait avec le corps de cette femme que j'espionnais à travers deux hublots différents: il y avait une femme en chemisier blanc, calme et très ordinaire, et l'autre – cette immense croupe rendant presque inutile, par son efficacité charnelle, les reste du corps.
Et pourtant je savais que les deux femmes n'en faisaient qu'une. Tout comme la réalité déchirée. C'était mon illusion française qui me brouillait la vue, telle une ivresse, en doublant le monde d'un mirage trompeusement vivant…
Mon cri mûrissait. Les images qui allaient se mettre en paroles tournoyaient dans mes yeux de plus en plus rapidement: Béria qui murmurait au chauffeur: «Accélère! Rattrape celle-là! Je vais voir…», et un homme en costume de père Noël, mon grand-père Fiodor arrêté la nuit de l'An, et le village calciné de mon père, et les bras minces de ma jeune bien-aimée – des bras enfantins avec des veines bleutées, et cette croupe dressée dans sa force bestiale, et cette femme qui écaille le vernis rouge de ses ongles pendant qu'on possède le bas de son corps, et le petit sac du Pont-Neuf, et le «Verdun», et tout ce fatras français qui gâche ma jeunesse!
À la gare de Saranza, je restai un moment sur le quai. Par habitude, je cherchais la silhouette de Charlotte. Puis, avec une colère goguenarde, je me traitai d'imbécile. Personne ne m'attendait cette fois. Ma grand-mère ne se doutait même pas de ma visite! D'ailleurs, le train qui m'amenait n'avait rien à voir avec celui que je prenais chaque été pour venir dans cette ville. J'arrivai à Saranza non pas le matin, mais le soir. Et le convoi, incroyablement long, trop long et trop massif pour cette petite gare de province, s'ébranla lourdement et repartit pour Tachkent – vers les confins asiatiques de l'empire. Ourgentch, Boukhara, Samarkand, l'écho de son trajet résonna dans ma tête, en éveillant une tentation orientale, douloureuse et profonde pour chaque Russe.
Tout était différent, cette fois-ci.
La porte était ouverte. C'était encore le temps où l'on ne fermait son appartement que la nuit. Je la poussai comme dans un rêve. Je m'étais imaginé si clairement cet instant, je croyais savoir jusqu'au mot près ce que j'allais dire à Charlotte, et de quoi j'allais l'accuser…
Pourtant, en entendant l'imperceptible cliquetis de la porte, aussi familier que la voix d'un proche, en respirant l'odeur agréable et légère qui planait toujours dans l'appartement de Charlotte, je sentis ma tête se vider de mots. Seules quelques bribes de mon hurlement préparé sonnaient encore dans mes oreilles:
– Béria! Et ce vieux qui arrose tranquillement ses glaïeuls. Et cette femme coupée en deux! Et la guerre oubliée! Et ton viol! Et cette valise sibérienne pleine de vieilles paperasses françaises et que je traîne comme un prisonnier son boulet! Et notre Russie que toi, la Française, ne comprends pas et ne comprendras jamais! Et ma bien-aimée dont ces deux jeunes salauds vont «s'occuper»!