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Elle ne m'entendit pas entrer. Je la vis assise devant la porte du balcon. Son visage était penché au-dessus d'un vêtement clair étalé sur ses genoux, son aiguille scintillait (je ne sais pas pourquoi, mais dans ma mémoire, Charlotte était toujours en train de repriser un col en dentelle)…

Je perçus sa voix. Ce n'était pas un chant, mais plutôt une lente récitation, un murmure mélodieux, coupé de pauses, rythmé par le ruissellement des pensées muettes. Oui, une chanson mi-fredonnée, mi-dite. Dans la torpeur surchauffée du soir, ses notes donnaient une impression de fraîcheur, semblable à la sonorité grêle d'un clavecin. J'écoutai les paroles et durant quelques secondes j'eus le sentiment d'entendre une langue étrangère, inconnue – une langue qui ne me disait rien. Au bout d'une minute, je reconnaissais le français… Charlotte chantonnait très lentement, en soupirant de temps en temps, laissant pénétrer entre deux strophes de sa récitation l'insondable silence de la steppe.

C'était la chanson dont j'avais découvert, très jeune enfant encore, le charme et qui, à présent, concentra sur elle toute ma rancœur.

Aux quatre coins du lit, Un bouquet de pervenches…

«Oui, justement, cette sensiblerie française qui m'empêche de vivre!» pensai-je avec colère.

Et là, nous dormirions Jusqu 'à la fin du monde…

Non, je ne pouvais plus entendre ces paroles! J'entrai dans la pièce et annonçai avec une brusquerie voulue et en russe:

– Me voilà! Je parie que tu ne m'attendais pas!

À mon étonnement, à ma déception aussi, le regard que Charlotte leva sur moi resta calme. Je devinai dans ses yeux cette infaillible maîtrise de soi qu'on acquiert en apprivoisant quotidiennement la douleur, l'angoisse, le danger.

En apprenant, par quelques questions discrètes et d'apparence banale que je ne venais pas en messager de nouvelles tragiques, elle alla dans l'entrée et téléphona à ma tante pour lui apprendre mon arrivée. Et de nouveau je fus surpris par l'aisance avec laquelle Charlotte parla à cette femme qui était si différente d'elle. Sa voix, cette voix qui tout à l'heure chantonnait un vieil air français, se colora d'un léger accent populaire et en quelques mots elle sut tout expliquer, tout arranger, en ramenant ma fugue à nos habituelles retrouvailles d'été. «Elle essaye de nous imiter, pensai-je en l'écoutant parler. Elle nous parodie!» Le calme de Charlotte et cette voix très russe ne firent qu'exacerber mon aigreur.

Je me mis à piéger chacune de ses paroles. L'une d'elles devait déclencher mon explosion. Charlotte allait me proposer les «boules de neige», notre dessert favori, et je pourrais alors m'en prendre à toutes ces fanfreluches françaises. Ou bien, en tentant de recréer l'atmosphère de nos veillées d'autrefois, elle se mettrait à parler de son enfance, oui, de quelque tondeur de chien sur un quai de la Seine…

Mais Charlotte se taisait. Et me prêtait très peu d'attention. Comme si ma présence n'avait en rien perturbé le climat de cette soirée ordinaire de sa vie. De temps à autre, elle rencontrait mon regard, me souriait et son visage se voilait de nouveau.

Le dîner m'étonna par sa simplicité. Il n'y eut pas de «boules de neige», ni aucune autre gourmandise de notre enfance. Avec stupeur, je me rendais compte que ces tranches de pain noir, ce thé clair étaient la nourriture habituelle de Charlotte.

Après le repas, je l'attendais sur le balcon. Les mêmes guirlandes de fleurs, le même infini de la steppe sous la brume de chaleur. Et entre deux rosiers – le visage de la bacchante de pierre. J'eus soudain envie de jeter cette tête par-dessus la rampe, d'arracher les fleurs, de briser l'immobilité de la plaine par mon cri. Oui, Charlotte allait venir s'asseoir sur sa petite chaise, disposer sur ses genoux un bout d'étoffe…

Elle apparut, mais au lieu de s'installer sur son siège bas, elle vint s'appuyer sur la rampe, à côté de moi. C'est ainsi qu'autrefois nous restions, ma sœur et moi, l'un près de l'autre, à regarder la steppe plonger lentement dans la nuit, en écoutant les récits de notre grand-mère.

Oui, elle s'accouda sur le bois fendillé, contempla l'étendue sans limites teintée d'une transparence violette. Et soudain, sans me regarder, elle se mit à parler d'une voix lointaine et pensive qui semblait s'adresser à moi et à quelqu'un d'autre que moi:

– Tu vois, comme c'est étrange… Il y a une semaine, j'ai rencontré une femme. Au cimetière. Son fils est enterré dans la même allée que ton grand-père. Nous avons parlé d'eux, de leur mort, de la guerre. De quoi peut-on encore parler devant les tombes? Son fils a été blessé un mois avant la fin de la guerre. Nos soldats marchaient déjà sur Berlin. Elle priait chaque jour (elle était croyante, ou le devenait durant cette attente) pour que l'on garde son fils à l'hôpital encore une semaine, encore trois jours… Il a été tué à Berlin, au cours des tout derniers combats. Déjà dans les rues de Berlin… Elle me racontait cela très simplement. Même ses larmes étaient simples quand elle parlait de ses prières… Et tu sais ce que son récit m'a rappelé? Un soldat blessé dans notre hôpital. Il avait peur de revenir au front, et chaque nuit, il déchirait sa plaie avec une éponge. Je l'ai surpris, j'en ai parlé au médecin-chef. Nous avons mis à ce blessé un plâtre et quelque temps après, guéri, il repartait au front… Tu vois, à l'époque, tout cela me paraissait si clair, si juste. Et maintenant, je me sens un peu perdue. Oui, la vie est derrière moi, et soudain tout est à repenser. Ça te semblera peut-être stupide mais parfois je me pose cette question: «Et si je l'ai envoyé à la mort, ce jeune soldat?» Je me dis que, probablement, quelque part au fond de la Russie, il y avait une femme qui, chaque jour, priait pour qu'on le garde à l'hôpital le plus longtemps possible. Oui, comme cette femme, au cimetière. Je ne sais pas… Je ne peux pas oublier le visage de cette mère. Tu comprends, c'est complètement faux, mais je crois maintenant qu'il y avait dans sa voix comme un petit air de reproche. Je ne sais pas comment expliquer tout cela à moi-même…

Elle se tut, resta un long moment sans bouger, les yeux largement ouverts et dont l'iris semblait garder la lumière du couchant éteint. Figé, je la regardais de biais sans pouvoir détourner la tête, changer la position de mes bras, desserrer mes doigts croisés…

– Je vais préparer ton lit, me dit-elle enfin, en quittant le balcon.

Je me redressai, jetai un coup d'œil étonné autour de moi. La petite chaise de Charlotte, cette lampe à l'abat-jour turquoise, la bacchante de pierre avec son sourire mélancolique, cet étroit balcon suspendu au-dessus de la steppe nocturne – tout me parut soudain si fragile! Avec ahurissement, je me souvenais de mon désir de détruire ce cadre éphémère… Le balcon devenait minuscule – comme si je l'observais d'une très grande distance -, oui, minuscule et sans défense.

Le lendemain, un vent brûlant et sec envahit Saranza. Au coin des rues damées par le soleil surgissaient de petites tornades de poussière. Et leur apparition était suivie d'une détonation sonore – un orchestre militaire résonnait sur la place centrale et le souffle ardent apportait, jusqu'à la maison de Charlotte, des pans de tintamarre de bravoure. Puis, le silence revenait brusquement et l'on entendait le crissement du sable contre les vitres et le grésillement fiévreux d'une mouche. C'était le premier jour des manœuvres qui se déroulaient à quelques kilomètres de Saranza.

Nous marchâmes longtemps. D'abord, en traversant la ville, ensuite, dans la steppe. Charlotte parlait de la même voix calme et détachée que la veille au soir, sur le balcon. Son récit fondait dans le joyeux vacarme de l'orchestre, puis, quand le vent tombait tout à coup, ses paroles sonnaient avec une étrange netteté dans le vide de soleil et de silence.

Elle racontait son bref séjour à Moscou, deux ans après la guerre… Par un clair après-midi de mai, elle marchait à travers l'entrelacs des ruelles de la Presnia qui descendaient vers la Moscova et elle se sentait convalescente, se remettant de la guerre, de la peur, et même, sans oser se l'avouer, de la mort de Fiodor, ou plutôt de son absence quotidienne, obsédante… A l'angle d'une rue, elle entendit, dans la conversation de deux femmes qui passaient près d'elle, une bribe de réplique. «Des samovars…», dit l'une d'elles. «Le bon thé d'autrefois…», pensa, en écho, Charlotte. Quand elle sortit sur la place, devant le marché avec ses baraquements en bois, ses kiosques et sa clôture en planches épaisses, elle comprit qu'elle s'était trompée. Un homme, sans jambes, installé dans une espèce de caisse roulante, s'avança à sa rencontre en tendant son unique bras:

– Allez, ma belle, un petit rouble pour l'invalide!

Instinctivement, Charlotte l'évita, tant cet inconnu ressemblait à un homme sortant de la terre. C'est alors qu'elle s'aperçut que les abords du marché grouillaient de soldats mutilés – de ces «samovars». Roulant dans leur caisse, dotée tantôt de petites roues avec des pneus en caoutchouc, tantôt de simples roulements à billes, ils abordaient les gens à la sortie, leur demandant de l'argent ou du tabac. Certains donnaient, d'autres accéléraient le pas, d'autres encore lâchaient un juron en ajoutant d'un ton moralisateur: «Déjà l'État vous nourrit… C'est honteux!» Les samovars étaient presque tous jeunes, quelques-uns visiblement ivres. Tous avaient des yeux perçants, un peu fous… Trois ou quatre caisses s'élancèrent vers Charlotte. Les soldats plantaient leur bâton dans le sol piétiné de la place, se tortillant, s'aidant par de violentes secousses de tout leur corps. Malgré leur peine, cela ressemblait plutôt à un jeu.