– Tu vois – poursuivait ma grand-mère dans un mélange de russe et de français, car il fallait citer les textes des traductions -, chez Brussov le premier vers donne ça: En un soir d'automne, les yeux fermés…, etc. Chez Balmont: Quand, en fermant les yeux, par un soir d'été étouffant… à mon avis, l'un comme l'autre simplifient Baudelaire. Car, tu comprends, dans son sonnet, ce «soir chaud d'automne» c'est un moment très particulier, oui, en plein automne, soudain, telle une grâce, ce soir chaud, unique, une parenthèse de lumière au milieu des pluies et misères de la vie. Dans leurs traductions, ils ont trahi l'idée de Baudelaire: «un soir d'automne», «un soir d'été», c'est plat, c'est sans âme. Tandis que chez lui, cet instant rend possible la magie, tu sais, un peu comme ces journées douces de l'arrière-saison…
Charlotte développait son commentaire toujours avec ce dilettantisme légèrement simulé qui déguisait chez elle des connaissances souvent très vastes dont elle avait peur de paraître orgueilleuse. Mais je n'entendais plus que la mélodie, tantôt russe, tantôt française, de sa voix.
Au lieu de cette hantise de la chair féminine, de cette femme omniprésente qui me harcelait par sa multiplicité inépuisable, je ressentais un grand apaisement. Il avait la transparence de ce «soir chaud d'automne». Et la sérénité d'une lente contemplation presque mélancolique d'un beau corps de femme allongé dans la bienheureuse lassitude de l'amour. Ce corps dont le reflet charnel se déploie en une enfilade de réminiscences, d'odeurs, de lumières…
La rivière gonfla avant que l'orage ne parvînt jusqu'à notre endroit. Nous nous secouâmes en entendant le courant clapoter déjà dans les racines des saules. Le ciel devenait violet, noir. La steppe, hérissée, se figeait en aveuglants paysages livides. Une senteur piquante, acide, nous transperça avec la fraîcheur des premières ondées. Et Charlotte, tout en pliant la serviette sur laquelle nous avions pris notre déjeuner, terminait son exposé:
– Mais à la fin, dans le dernier vers, il y a un vrai paradoxe de traduction. Brussov dépasse Baudelaire! Oui, Baudelaire parle des «chants des mariniers» sur cette île née de «l'odeur de ton sein chaleureux». Et Brussov, en le traduisant, entend «les voix des marins criant en plusieurs langues». Ce qui est merveilleux, c'est que le russe peut le rendre par un seul adjectif. Ces cris en langues différentes sont beaucoup plus vivants que les «chants des mariniers» d'un romantisme un peu mièvre, il faut l'avouer. Tu vois, c'est ce que nous disions l'autre jour: le traducteur de la prose est l'esclave de l'auteur, et le traducteur de la poésie est son rival. D'ailleurs, dans ce sonnet…
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. L'eau ruissela sous nos pieds en entraînant mes vêtements, quelques feuilles de papier, l'une des espadrilles de Charlotte. Le ciel gorgé de pluie s'effondra sur la steppe. Nous nous précipitâmes pour sauver ce qui pouvait encore l'être. J'attrapai mon pantalon, ma chemise qui, en flottant, s'étaient heureusement accrochés aux branches des saules, et repêchai de justesse l'espadrille de Charlotte. Puis les feuilles – c'étaient les traductions recopiées. L'averse les transforma vite en petites boules maculées d'encre…
Nous ne remarquâmes pas notre peur – le brouhaha assourdissant du tonnerre chassa toute pensée par sa violence. Les trombes d'eau nous isolèrent dans les frontières tremblantes de nos corps. Nous sentions avec une acuité saisissante nos cœurs nus noyés dans ce déluge qui mélangeait ciel et terre.
Quelques minutes après, le soleil brilla. Du haut de la rive, nous contemplions la steppe. Luisante, frémissante de mille étincelles irisées, elle semblait respirer. Nous échangeâmes un regard souriant. Charlotte avait perdu son fichu blanc, ses cheveux mouillés ruisselaient en tresses bistrées sur ses épaules. Ses cils scintillaient de gouttelettes de pluie. Sa robe toute détrempée collait à son corps. «Elle est jeune. Et très belle. Malgré tout», résonna en moi cette voix involontaire qui ne nous obéit pas et qui nous gêne par sa franchise sans nuances, mais qui révèle ce que la parole réfléchie censure.
Nous nous arrêtâmes devant le remblai du chemin de fer. Au loin, on voyait s'approcher un long train de marchandises. Souvent, un convoi essoufflé s'immobilisait à cet endroit, en barrant, pour un bref moment, notre sentier. Cet obstacle, commandé sans doute par quelque aiguillage ou un sémaphore, nous amusait. Les wagons se dressaient en un mur gigantesque, couvert de poussière. Une épaisse vague de chaleur venait de leurs parois exposées au soleil. Et de loin, le chuintement de la locomotive rompait seul le silence de la steppe. Chaque fois, j'étais tenté de ne pas attendre le départ et de traverser la voie en glissant sous le wagon. Charlotte me retenait en disant avoir justement entendu le sifflet. Parfois, quand notre attente devenait vraiment trop longue, nous grimpions sur le palier ouvert qu'avaient à cette époque les wagons de marchandises, et nous ressortions de l'autre côté de la voie. Ces quelques secondes étaient remplies d'une agitation joyeuse: et si le train partait et nous emmenait dans une direction inconnue, fabuleuse?
Cette fois, nous ne pouvions pas attendre. Mouillés comme nous l'étions, il nous fallait rentrer avant la tombée de la nuit. Je grimpai le premier, je tendis la main à Charlotte qui monta sur le marchepied. C'est à ce moment que le train s'ébranla. Nous traversâmes le palier en courant. Moi, j'aurais pu encore sauter. Mais pas Charlotte… Nous restâmes devant l'embrasure qui s'emplissait d'un souffle de plus en plus vif. Le tracé de notre sentier se perdit dans l'immensité de la steppe.
Non, nous n'étions pas inquiets. Nous savions qu'une gare ou une autre allait arrêter la course de notre train. Il me semblait même que Charlotte était, d'une certaine façon, contente de notre aventure imprévue. Elle regardait la plaine ravivée par l'orage. Ses cheveux, ondoyant dans le vent, se répandaient sur son visage. Elle les rejetait de temps en temps d'un geste rapide. Malgré le soleil, une petite pluie fine se mettait parfois à tomber. Charlotte me souriait à travers ce voile scintillant.
Ce qui se produisit soudain sur ce palier tanguant au milieu de la steppe ressembla à l'émerveillement d'un enfant qui, après une longue observation vaine, découvre dans les lignes savamment embrouillées d'un dessin un personnage ou un objet camouflés. Il le voit, les arabesques du dessin acquièrent un sens nouveau, une vie nouvelle…
Il en était de même pour mon regard intérieur. Tout à coup, je vis! Ou plutôt je ressentis par tout mon être le lien lumineux qui unissait cet instant plein de miroitements irisés à d'autres instants dans lesquels j'avais séjourné autrefois: ce soir lointain, avec Charlotte, le cri mélancolique de la Koukouchka, puis ce matin parisien enveloppé, dans mon imagination, d'une brume ensoleillée, ce moment nocturne sur le radeau avec ma première amoureuse quand le grand paquebot avait surplombé nos corps enlacés, et les veillées de mon enfance vécues, semblait-il, déjà dans une autre vie… Liés ainsi, ces instants formaient un univers singulier, avec son propre rythme, son air et son soleil particuliers. Une autre planète presque. Une planète où la mort de cette femme aux grands yeux gris devenait inconcevable. Où le corps féminin s'ouvrait sur une enfilade d'instants rêvés. Où ma «langue d'étonnement» serait compréhensible aux autres.
Cette planète était le même monde qui se déployait dans la course de notre wagon. Oui, cette même gare où le train s'immobilisa enfin. Ce même quai désert, lavé par l'averse. Ces mêmes rares passants avec leurs soucis quotidiens. Ce même monde, mais vu autrement.
En aidant Charlotte à descendre, j'essayai de déterminer cet «autrement». Oui, pour voir cette autre planète, il fallait se comporter d'une façon singulière. Mais comment?
– Viens, nous allons manger quelque chose, me dit ma grand-mère, en me tirant de mes réflexions, et elle se dirigea vers le restaurant situé dans l'une des ailes de la gare.
La salle était vide, les tables – sans couverts. Nous nous installâmes près de la fenêtre ouverte qui laissait voir une place bordée d'arbres. Sur les façades des immeubles on voyait de longues bandes de calicot rouge avec leurs habituels slogans à la gloire du Parti, de la Patrie, de la Paix… Un serveur vint à nous et, d'une voix maussade, nous annonça que l'orage les avait privés d'électricité et que par conséquent le restaurant fermait. Je voulus déjà me lever, mais Charlotte insista avec une politesse appuyée qui, par ses formules démodées, et que je savais empruntées au français, impressionnait toujours les Russes. L'homme hésita une seconde, puis s'en alla, l'air visiblement déconcerté.
Il nous apporta un plat étonnant dans sa simplicité: une assiette avec une douzaine de rondelles de saucisson, un grand concombre à la saumure coupé en fines lamelles. Mais surtout, il posa devant nous une bouteille de vin. Jamais je n'avais dîné de la sorte. Le serveur lui-même dut percer le côté insolite de notre couple et l'étrangeté de ce repas froid. Il sourit et bredouilla quelques remarques sur le temps comme pour s'excuser de l'accueil qu'il venait de nous faire.
Nous restions seuls dans la salle. Le vent qui entrait par la fenêtre sentait le feuillage mouillé. Le ciel s'étageait en nuages gris et violets éclairés par le soleil couchant. De temps en temps les roues d'une voiture crissaient sur l'asphalte humide. Chaque gorgée de vin donnait à ces sons et ces couleurs une nouvelle densité: la lourdeur fraîche des arbres, les vitres brillantes lavées par la pluie, le rouge des slogans sur les façades, le crissement humide des roues, ce ciel encore tumultueux. Je sentais que, peu à peu, ce que nous vivions dans cette salle vide se détachait du moment présent, de cette gare, de cette ville inconnue, de sa vie quotidienne…