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Ce portail grand ouvert m'aspira par le vide brumeux d'une large allée qui s'ouvrait derrière lui. Il me sembla nager entre deux rangs d'arbres, dans l'air mat de la fin du jour. Presque aussitôt l'allée se remplit de sifflets stridents. Je tournai dans un passage plus étroit, dérapai sur une dalle lisse, m'engouffrai entre d'étranges cubes gris. Enfin, sans force, je m'accroupis derrière l'un d'eux. Les sifflets résonnèrent un moment, puis se turent. De loin, j'entendis le grincement de la grille du portail. Sur le mur poreux du cube, je lus ces mots sans en saisir tout de suite le sens: Concession à perpétuité. N°… Année 18…

Quelque part derrière les arbres, un sifflet retentit, suivi d'une conversation. Deux hommes, deux gardiens, remontaient l'allée.

Je me relevai lentement. Et à travers la fatigue et la torpeur du début de la maladie, je ressentis un reflet de sourire sur mes lèvres: «La dérision doit entrer dans la nature des choses de ce monde. Au même titre que la loi de la gravitation…»

Tous les portails du cimetière étaient maintenant fermés. Je contournai la niche funéraire derrière laquelle je m'étais laissé tomber. Sa porte vitrée céda facilement. L'intérieur me parut presque spacieux. Le dallage, à part la poussière et quelques feuilles mortes, était propre et sec. Je ne tenais plus sur mes jambes. Je m'assis, ensuite m'étendis de tout mon long. Dans l'obscurité ma tête frôla un objet en bois. Je le touchai. C'était un prie-Dieu. Je posai ma nuque sur son velours flétri. Étrangement, sa surface sembla tiède, comme si quelqu'un venait de s'y agenouiller…

Les deux premiers jours, je ne quittais mon refuge que pour aller chercher du pain et me laver. Je rentrais aussitôt, je m'allongeais, je plongeais dans un engourdissement fiévreux que seuls les sifflets à l'heure de la fermeture interrompaient pour quelques minutes. Le grand portail grinçait dans le brouillard, et le monde se réduisait à ces murs de pierre poreuse que je pouvais toucher en écartant mes bras en croix, au reflet des vitres dépolies de la porte, au silence sonore que je croyais entendre sous les dalles, sous mon corps…

Je m'embrouillai rapidement dans la suite des dates et des jours. Je me souviens seulement que, cet après-midi-là, je me sentis enfin un peu mieux. A pas lents, plissant les paupières sous le soleil qui revenait, je rentrais… chez moi. Chez moi! Oui, je le pensai, je me surpris à le penser, je me mis à rire en m'étranglant dans un accès de toux qui fit se retourner les passants. Cette niche funéraire, vieille de plus d'un siècle, dans la partie la moins visitée du cimetière, car il n'y avait pas de tombes célèbres à honorer – un chez-moi. Avec stupeur, je me dis que je n'avais pas employé ce mot depuis mon enfance…

C'est durant cet après-midi, dans la lumière du soleil d'automne qui illuminait l'intérieur de ma niche, que je lus les inscriptions sur les plaquettes de marbre fixées à ses murs. C'était, en fait, une petite chapelle appartenant aux familles Belval et Castelot. Et les laconiques épitaphes sur les plaquettes retraçaient, en pointillé, leur histoire.

J'étais encore trop faible. Je lisais une ou deux inscriptions et je m'asseyais sur les dalles, en respirant comme après un gros effort, la tête bourdonnante de vertige. Né le 27 septembre 1837 à Bordeaux. Décédé le 4 juin 1888 à Paris. C'étaient peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d'un halluciné. Né le 6 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C'était un flux d'images dont l'acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé ce ciel, respiré cet air… J'éprouvais physiquement l'immobilité engoncée de ce notable en habit noir: le soleil, la grande place d'une ville de province, les discours, les emblèmes républicains tout neufs… Les guerres, les révolutions, le grouillement populaire, les fêtes se figeaient, pour une seconde, dans un personnage, un éclat, une voix, une chanson, une salve, un poème, une sensation – et le flux du temps reprenait sa course entre la date de la naissance et celle de la mort. Née le 26 août 1861 à Biarritz. Décédée le 11 février 1922 à Vincennes…

Je progressai lentement d'une épitaphe à l'autre: Capitaine aux dragons de l'Impératrice. Général de division. Peintre d'Histoire, attaché aux armées françaises: Afrique, Italie, Syrie, Mexique. Intendant général. Président de section au Conseil d'État. Femme de lettres. Ancien grand référendaire du Sénat. Lieutenant au 224 d'Infanterie. Croix de Guerre avec Palmes. Mort pour la France… C'étaient les ombres d'un empire qui avait jadis resplendi aux quatre coins du monde… L'inscription la plus récente était également la plus brève: Françoise, 2 novembre 1952 – 10 mai 1969. Seize ans, toute autre parole eût été de trop.

Je m'assis sur les dalles, en fermant les yeux. Je sentais en moi la densité vibrante de toutes ces vies. Et sans tenter de formuler ma pensée je murmurai:

– Je devine le climat de leurs jours et de leur mort. Et le mystère de cette naissance à Biarritz, le 26 août 1861. L 'inconcevable individualité de cette naissance, précisément à Biarritz, ce jour-là, il y a plus d'un siècle. Et je ressens la fragilité de ce visage disparu le 10 mai 1969, je la ressens comme une émotion intensément vécue par moi-même… Ces vies inconnues me sont proches.

Je partis au milieu de la nuit. La clôture de pierre n'était pas haute à cet endroit. Mais le bas de mon manteau fut retenu par une des pointes de fer fixées sur la tranche du mur. Je faillis culbuter. Dans le noir, l'œil bleu d'un réverbère décrivit un point d'interrogation. Je tombai sur une épaisse couche de feuilles mortes. Cette chute me parut très longue, j'eus l'impression d'atterrir dans une ville inconnue. Ses maisons, à cette heure nocturne, ressemblaient aux monuments d'une cité abandonnée. Son air sentait la forêt humide.

Je me mis à descendre une avenue déserte. D'ailleurs, toutes les rues que je suivais descendaient – comme pour me pousser toujours plus au fond de cette mégapole opaque. Les rares voitures qui me croisaient faisaient mine de la fuir à toute vitesse, droit devant elles. Un clochard, à mon passage, remua dans sa carapace de cartons. Il sortit la tête, la vitrine d'en face l'éclaira. C'était un Africain, aux yeux lourds d'une sorte de folie acceptée, calme. Il parla. Je m'inclinai vers lui, mais je ne compris rien. C'était sans doute la langue de son pays… Les cartons de son abri étaient couverts d'hiéroglyphes.

Quand je traversai la Seine, le ciel commença à pâlir. Depuis un moment, je marchais d'un pas de somnambule. La fièvre joyeuse de convalescence avait disparu. J'avais la sensation de patauger dans l'ombre encore épaisse des maisons. Le vertige incurvait les perspectives, les enroulait autour de moi. L'amoncellement des immeubles le long des quais et sur l'île avait l'air d'un gigantesque décor de cinéma dans l'obscurité des projecteurs éteints. Je ne pouvais plus me rappeler pourquoi j'avais quitté le cimetière.

Sur la passerelle en bois, je me retournai à plusieurs reprises. Je crus entendre des pas résonner derrière mon dos. Ou les battements du sang dans mes tempes. Leur écho devint plus sonore dans une rue courbe qui m'entraîna comme un toboggan. Je fis volte-face. Il me sembla apercevoir une silhouette féminine, en long manteau, qui glissa sous une voûte. Je restai debout, sans forces, en m'appuyant contre un mur. Le monde se désagrégeait, le mur cédait sous ma paume, les fenêtres dégoulinaient sur les façades blêmes des maisons…

Ils surgirent comme par enchantement, ces quelques mots tracés sur une plaque de métal noircie. Je m'accrochai à leur message: un homme prêt à sombrer dans l'ivresse ou la folie s'accroche ainsi à une maxime dont la logique banale, mais infaillible, le retient de ce côté-ci des choses… La plaquette était fixée à un mètre du sol. Je lus trois ou quatre fois son inscription:

Crue. Janvier 1910

… Ce n'était pas un souvenir, mais la vie elle-même. Non, je ne revivais pas, je vivais. Des sensations très humbles en apparence. La chaleur de la rampe en bois d'un balcon suspendu dans l'air d'une soirée d'été. Les senteurs sèches, piquantes des herbes. Le cri lointain et mélancolique d'une locomotive. Le léger froissement des pages sur les genoux d'une femme assise au milieu des fleurs. Ses cheveux gris. Sa voix… Et ce froissement et cette voix se mélangeaient maintenant avec le bruissement des longues branches des saules – je vivais déjà sur la rive de ce courant perdu dans l'immensité ensoleillée de la steppe. Je voyais cette femme aux cheveux gris qui, plongée dans une rêverie limpide, marchait lentement dans l'eau et qui paraissait si jeune. Et cette impression de jeunesse me transportait sur le palier d'un wagon volant à travers la plaine étincelante de pluie et de lumière. La femme, en face de moi, me souriait en rejetant les mèches mouillées de son front. Ses cils s'irisaient sous les rayons du couchant…