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Non, ce n'est pas la nouvelle population de ce vieux quartier parisien qui aurait pu impressionner Charlotte. Si je ne voulais pas l'y amener, c'est parce qu'on pouvait traverser ces rues sans entendre un mot de français. Certains voyaient dans cet exotisme la promesse d'un monde nouveau, d'autres – un désastre. Mais nous, ce n'est pas l'exotisme, architectural ou humain, que nous recherchions. Le dépaysement de nos jours, pensais-je, serait bien plus profond.

Le Paris que je m'apprêtais à faire redécouvrir à Charlotte était un Paris incomplet et même, à certains égards, illusoire. Je me rappelais ces mémoires de Nabokov où il parlait de son grand-père vivant ses derniers jours et qui, de son lit, pouvait apercevoir, derrière l'épaisse étoffe du rideau, l'éclat du soleil méridional et les grappes de mimosa. Il souriait, se croyant à Nice, dans la lumière du printemps. Sans se douter qu'il mourait en Russie, en plein hiver, et que ce soleil était une lampe que sa fille installait derrière le rideau en créant pour lui cette douce illusion…

Je savais que Charlotte, tout en respectant mes itinéraires, verrait tout. La lampe derrière le rideau ne la tromperait pas. Je voyais le rapide clin d'œil qu'elle me jetterait devant quelque indescriptible sculpture contemporaine. J'entendais ses commentaires, pleins d'un humour très fin et dont la délicatesse ne ferait qu'accentuer l'obtuse agressivité de l'œuvre observée. Elle verrait aussi le quartier, le mien, que j'essaierais d'éviter… Elle irait là-bas toute seule, en mon absence, à la recherche d'une maison, dans la rue de l'Ermitage, où habitait autrefois le soldat de la Grande Guerre, celui qui lui avait donné un petit éclat ferreux qu'enfants nous appelions «Verdun»…

Je savais aussi que je ferais tout mon possible pour ne pas parler des livres. Et que nous en parlerions quand même, beaucoup, souvent jusque tard dans la nuit. Car la France, apparue un jour au milieu des steppes de Saranza, devait sa naissance aux livres. Oui, c'était un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves ruisselaient comme des strophes, dont les femmes pleuraient en alexandrins et les hommes s'affrontaient en sirventès. Enfants, nous découvrions la France ainsi, à travers sa vie littéraire, sa matière verbale moulée dans un sonnet et ciselée par un auteur. Notre mythologie familiale attestait qu'un petit volume à la couverture fatiguée et à la tranche d'un or terni suivait Charlotte au cours de tous ses voyages. Comme le dernier lien avec la France. Ou peut-être, comme la possibilité constante de la magie. «Il est un air pour qui je donnerais…» – combien de fois, dans le désert des neiges sibériennes, ces vers s'étaient édifiés en «un château de brique à coins de pierre, aux vitraux teints de rougeâtres couleurs…». La France se confondait pour nous avec sa littérature. Et la vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.

J'avais envie de dire à Charlotte que cette littérature-là était morte en France. Et que dans la multitude des livres d'aujourd'hui que je dévorais depuis le début de ma réclusion d'écrivain, je cherchais en vain celui que j'eusse pu imaginer dans ses mains, au milieu d'une isba sibérienne. Oui, un livre ouvert, ses yeux avec une petite étincelle de larmes…

Dans ces conversations imaginaires avec Charlotte, je redevenais adolescent. Mon maximalisme juvénile, éteint depuis longtemps sous les évidences de la vie, s'éveillait. Je cherchais de nouveau une œuvre absolue, unique, je rêvais d'un livre qui pourrait par sa beauté refaire le monde. Et j'entendais la voix de ma grand-mère me répondre, compréhensive et souriante, comme autrefois, à Saranza, sur son balcon:

– Tu te rappelles encore ces étroits appartements en Russie qui croulaient sous les livres? Oui, des livres sous le lit, dans la cuisine, dans l'entrée, empilés jusqu'au plafond. Et des livres introuvables qu'on vous prêtait pour une nuit et qu'il fallait rendre à six heures du matin précises. Et d'autres encore, recopiés à la machine, six feuilles de papier carbone à la fois; on vous en transmettait le sixième exemplaire, presque illisible et appelé «aveugle»… Tu vois, il est difficile de comparer. En Russie, l'écrivain était un dieu. On attendait de lui et le Jugement dernier et le royaume des cieux à la fois. As-tu jamais entendu parler là-bas du prix d'un livre? Non, parce que le livre n'avait pas de prix! On pouvait ne pas acheter une paire de chaussures et se geler les pieds en hiver, mais on achetait un livre…

La voix de Charlotte s'interrompit comme pour me faire comprendre que ce culte du livre en Russie n'était plus qu'un souvenir.

«Mais ce livre unique, ce livre absolu. Jugement et royaume à la fois?» s'exclama l'adolescent que j'étais redevenu.

Ce chuchotement fiévreux m'arracha à ma discussion inventée. Honteux comme celui que l'on surprend en train de parler avec lui-même, je me voyais tel que j'étais. Un homme gesticulant au milieu d'une petite chambre obscure. Une fenêtre noire bute contre un mur de brique et n'a besoin ni de rideaux ni de volets. Une chambre qu'on peut traverser en trois pas, où les objets, par manque de place, s'agglutinent, empiètent les uns sur les autres, s'enchevêtrent: vieille machine à écrire, réchaud électrique, chaises, étagère, douche, table, spectres de vêtements accrochés aux murs. Et partout des feuilles de papier, des bouts de manuscrits, des livres qui donnent à cet intérieur encombré une sorte de folie très logique. Derrière la vitre, le début d'une nuit d'hiver pluvieuse et, coulant du dédale des maisons vétustes – cette mélodie arabe, plainte et jubilation confondues. Et cet homme vêtu d'un vieux manteau clair (il fait très froid). Aux mains il porte des mitaines, nécessaires pour taper à la machine dans cette pièce glacée. Il parle en s'adressant à une femme. Il lui parle avec cette confiance qu'on n'a pas toujours même pour l'intimité de sa propre voix. Il l'interroge sur l'œuvre unique, absolue, sans craindre de paraître naïf ou ridiculement pathétique. Elle va lui répondre…

Je pensai, avant de m'endormir, que venant en France, Charlotte essaierait de comprendre ce qu'était devenue la littérature dont quelques vieux livres représentaient pour elle, en Sibérie, un minuscule archipel français. Et j'imaginais qu'en entrant, un soir, dans l'appartement où elle vivrait, je remarquerais sur le bord d'une table ou sur l'appui d'une fenêtre – un livre ouvert, un livre récent que Charlotte lirait en mon absence. Je me pencherais au-dessus des pages et mon regard tomberait sur ces lignes:

Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée… Ayant passé mon unique matinée à revoir mille choses, avec une mélancolie toujours croissante, sous les nuages d'hiver-j'avais oublié ce vieux jardin et ce berceau de vigne à l'ombre duquel s'était décidée ma vie… Vivre à l'image de cette beauté, c'est cela que je voudrais savoir faire. La netteté de ce pays, la transparence, la profondeur et le miracle de cette rencontre de l'eau, de la pierre et de la lumière, voilà la seule connaissance, la première morale. Cette harmonie n'est pas illusoire. Elle est réelle, et devant elle je ressens la nécessité de la parole…

4

Les jeunes fiancés, la veille des noces, ou encore les gens qui viennent d'emménager, doivent ressentir cette bienheureuse disparition du quotidien. Les quelques journées festives ou le joyeux désordre de l'installation dureront toujours, leur semble-t-il, en devenant la matière même, légère et pétillante, de leur vie.

Je vivais dans un enivrement pareil les dernières semaines de mon attente. Je quittai ma petite chambre, je louai un appartement que je savais ne pouvoir payer que pendant quatre ou cinq mois. Cela m'importait peu. De la pièce où vivrait Charlotte on voyait l'étendue bleu-gris des toits qui reflétaient le ciel d'avril… J'empruntai ce que je pus, j'achetai des meubles, des rideaux, un tapis et tout ce grouillement ménager dont je m'étais toujours passé dans mon ancien logis. D'ailleurs, l'appartement restait vide, je dormais sur un matelas. Seule la future chambre de ma grand-mère avait maintenant l'air habitable.

Et plus le mois de mai était proche, plus cette inconscience heureuse, cette folie dépensière grandissait. Je me mis à acheter chez les brocanteurs des petits objets anciens qui devaient, selon mon idée, donner une âme à cette chambre d'apparence trop ordinaire. Dans la boutique d'un antiquaire, je trouvai une lampe de table. Il l'alluma pour me faire la démonstration, j'imaginai le visage de Charlotte dans la lumière de son abat-jour. Je ne pouvais pas repartir sans cette lampe. Je remplis l'étagère de vieux volumes au dos de cuir, des illustrés du début du siècle. Chaque soir, sur la table ronde qui occupait le milieu de cette pièce décorée, j'étalais mes trophées: une demi-douzaine de verres, un vieux soufflet, une pile de cartes postales anciennes…

J'avais beau me dire que Charlotte ne voudrait jamais quitter Saranza et surtout la tombe de Fiodor pour longtemps, et qu'elle eût été aussi à l'aise dans un hôtel que dans ce musée improvisé, je ne pouvais plus m'arrêter d'acheter et de parfaire. C'est que même initié à la magie de la mémoire, à l'art de recréer un instant perdu, l'homme reste attaché avant tout aux fétiches matériels du passé: comme ce prestidigitateur qui, ayant acquis, par la volonté de Dieu, un don de thaumaturge, lui préférait l'adresse de ses doigts et ses valises à double fond qui avaient l'avantage de ne pas troubler son bon sens.

Et la vraie magie, je le savais, se révélerait dans ce reflet bleuté des toits, dans la fragilité aérienne des lignes derrière la fenêtre que Charlotte ouvrirait le lendemain de son arrivée, de très bon matin. Et dans la sonorité des premières paroles françaises qu'elle échangerait avec quelqu'un au coin d'une rue…