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Bien plus que ses habits ou son physique, c'étaient ces petits signes qui nous révélaient sa différence. Quant au français, nous le considérions plutôt comme notre dialecte familial. Après tout, chaque famille a ses petites manies verbales, ses tics langagiers et ses surnoms qui ne traversent jamais le seuil de la maison, son argot intime.

L'image de notre grand-mère était tissée de ces anodines étrangetés – originalité aux yeux de certains, extravagances pour les autres. Jusqu'au jour où nous découvrîmes qu'un petit caillou couvert de rouille pouvait faire perler des larmes sur ses cils et que le français, notre patois domestique, pouvait – par la magie de ses sons – arracher aux eaux noires et tumultueuses une ville fantasmatique qui revenait lentement à la vie.

D'une dame aux obscures origines non russes, Charlotte se transforma, ce soir-là, en messagère de l'Atlantide engloutie par le temps.

3

Neuilly-sur-Seine était composée d'une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas avec des toits recouverts de minces lattes argentées par les intempéries d'hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge. Les jeunes femmes portaient sur une palanche des seaux pleins qui laissaient tomber quelques gouttes sur la poussière de la grand-rue. Les hommes chargeaient de lourds sacs de blé sur une télègue. Un troupeau, dans une lenteur paresseuse, coulait vers l'étable. Nous entendions le son sourd des clochettes, le chant enroué d'un coq. La senteur agréable d'un feu de bois – l'odeur du dîner tout proche – planait dans l'air.

Car notre grand-mère nous avait bien dit, un jour, en parlant de sa ville natale:

– Oh! Neuilly, à l'époque, était un simple village…

Elle l'avait dit en français, mais nous, nous ne connaissions que les villages russes. Et le village en Russie est nécessairement un chapelet d'isbas – le mot même dérevnia vient de dérévo - l'arbre, le bois. La confusion fut tenace malgré les éclaircissements que les récits de Charlotte apporteraient par la suite. Au nom de «Neuilly», c'est le village avec ses maisons en bois, son troupeau et son coq qui surgissait tout de suite. Et quand, l'été suivant, Charlotte nous parla pour la première fois d'un certain Marcel Proust, «à propos, on le voyait jouer au tennis à Neuilly, sur le boulevard Bureau», nous imaginâmes ce dandy aux grands yeux langoureux (elle nous avait montré sa photo) – au milieu des isbas!

La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français. Le président de la République n'échappait pas à quelque chose de stalinien dans le portrait que brossait notre imagination. Neuilly se peuplait de kolkhoziens. Et Paris qui se libérait lentement des eaux portait en lui une émotion très russe – ce fugitif répit après un cataclysme historique de plus, cette joie d'avoir terminé une guerre, d'avoir survécu à des répressions meurtrières. Nous errâmes à travers ses rues encore humides, couvertes de sable et de vase. Les habitants entassaient devant leurs portes des meubles et des vêtements pour les faire sécher – comme le font les Russes après un hiver qu'ils commencent à croire éternel.

Et puis, quand Paris resplendit de nouveau dans la fraîcheur de son air printanier dont nous devinions intuitivement le goût – un convoi féerique entraîné par une locomotive enguirlandée ralentit sa marche et s'arrêta aux portes de la ville, devant le pavillon de la gare du Ranelagh.

Un homme jeune portant une simple tunique militaire descendit du wagon en marchant sur la pourpre étalée sous ses pieds. Il était accompagné d'une femme, très jeune aussi, en robe blanche, avec un boa de plumes. Un homme plus âgé, en grand habit, à la magnifique moustache et avec un beau ruban bleu sur la poitrine se détacha d'une impressionnante assemblée groupée sous le portique du pavillon et alla à la rencontre du couple. Le vent doux caressait les orchidées et les amarantes qui ornaient les colonnes, animait l'aigrette sur le chapeau de velours blanc de la jeune femme. Les deux hommes se serrèrent la main…

Le maître de l'Atlantide émergée, le président Félix Faure, accueillait le Tsar de toutes les Russies Nicolas II et son épouse.

C'est le couple impérial entouré de l'élite de la République qui nous guida à travers Paris… Plusieurs années plus tard, nous apprendrions la vraie chronologie de cette auguste visite: Nicolas et Alexandra étaient venus non pas au printemps de 1910, après le déluge, mais en octobre 1896, c'est-à-dire bien avant la renaissance de notre Atlantide française. Mais cette logique réelle nous importait peu. Seule la chronologie des longs récits de notre grand-mère comptait pour nous: un jour, dans leur temps légendaire, Paris surgissait des eaux, le soleil brillait et au même moment, nous entendions le cri encore lointain du train impérial. Cet ordre d'événements nous paraissait aussi légitime que l'apparition de Proust parmi les paysans de Neuilly.

L'étroit balcon de Charlotte planait dans le souffle épicé de la plaine, à la frontière d'une ville endormie, coupée du monde par l'éternité silencieuse des steppes. Chaque soir ressemblait à un fabuleux matras d'alchimiste où s'opérait une étonnante transmutation du passé. Les éléments de cette magie étaient pour nous non moins mystérieux que les composantes de la pierre philoso-phale. Charlotte dépliait un vieux journal, l'approchait de sa lampe à l'abat-jour turquoise et nous annonçait le menu du banquet donné en l'honneur des souverains russes à leur arrivée à Cherbourg:

Potage

Bisque de crevettes

Cassolettes Pompadour

Truite de la Loire braisée au sauternes

Filet de Pré-Salé aux cèpes

Cailles de vigne à la Lucullus

Poulardes du Mans Cambacérès

Granités au Lunel

Punche à la romaine

Bartavelles et ortolans truffés rôtis

Pâté de foie gras de Nancy

Salade

Asperges en branches sauce mousseline

Glaces Succès

Dessert

Comment pouvions-nous déchiffrer ces formules cabalistiques? Bartavelles et ortolans! Cailles de vigne à la Lucullus! Notre grand-mère, compréhensive, cherchait des équivalents en évoquant les denrées, très rudimentaires, qu'on trouvait encore dans les magasins de Saranza. Ravis, nous goûtions ces plats imaginaires agrémentés de la fraîcheur brumeuse de l'océan (Cherbourg!), mais il fallait déjà repartir à la poursuite du Tsar.

Comme lui, pénétrant dans le palais de l'Elysée, nous nous effarouchâmes devant le spectacle de tous ces habits noirs qui s'immobilisèrent à son approche – pensez donc, plus de deux cents sénateurs et trois cents députés! (Qui, selon notre chronologie, il y a quelques jours à peine, se rendaient tous à leur session dans une barque…) La voix de notre grand-mère, toujours calme et un peu rêveuse, se colora à ce moment d'une légère vibration dramatique:

– Vous comprenez, deux mondes se sont retrouvés l'un face à l'autre. (Regardez cette photo. C'est dommage que le journal soit resté longtemps plié…) Oui, le Tsar, ce monarque absolu et les représentants du peuple français! Les représentants de la démocratie…

Le sens profond de cette confrontation nous échappait. Mais nous distinguions maintenant parmi cinq cents regards fixés sur le Tsar ceux qui, sans être malveillants, refusaient l'enthousiasme général. Et qui surtout, à cause de cette mystérieuse «démocratie», pouvaient se le permettre! Ce laisser-aller nous consternait. Nous scrutions les rangs des habits noirs pour déceler de potentiels trouble-fête. Le Président aurait dû les identifier, les expulser en les poussant du perron de l'Elysée!

Le soir suivant, la lampe de notre grand-mère s'alluma de nouveau sur le balcon. Nous vîmes dans ses mains quelques pages de journaux qu'elle venait de retirer de la valise sibérienne. Elle parla, le balcon se détacha lentement du mur et plana en s'enfonçant dans l'ombre odorante de la steppe.

… Nicolas était assis à la table d'honneur que passementaient de magnifiques guirlandes de médiolla. Il entendait tantôt quelque gracieuse réplique de Mme Faure installée à sa droite, tantôt le baryton velouté du Président qui s'adressait à l'Impératrice. Les reflets du cristal et le miroitement de l'argent massif éblouissaient les convives… Au dessert, le Président se redressa, leva son verre et déclara:

– La présence de Votre Majesté parmi nous a scellé, sous les acclamations de tout un peuple, les liens qui unissent les deux pays dans une harmonieuse activité et dans une mutuelle confiance en leurs destinées. L'union d'un puissant empire et d'une république laborieuse… Fortifiée par une fidélité éprouvée… Interprète de la nation tout entière, je renouvelle à Votre Majesté… Pour la grandeur de son règne… Pour le bonheur de Sa Majesté l'Impératrice… Je lève mon verre en l'honneur de Sa Majesté l'Empereur Nicolas et de Sa Majesté Alexandra Fedorovna.

L'orchestre de la garde républicaine entonna l'hymne russe… Et le soir, le grand gala à l'Opéra fut une apothéose.

Précédé de deux porteurs de flambeaux, le couple impérial monta l'escalier. Ils croyaient progresser à travers une cascade vivante: les courbes blanches des épaules féminines, les fleurs écloses sur les corsages, l'éclat parfumé des coiffures, le scintillement des bijoux sur les chairs nues, tout cela sur le fond des uniformes et des fracs. Le puissant appel «Vive l'Empereur!» soulevait par ses échos le majestueux plafond, le confondant avec le ciel… Lorsqu'à la fin du spectacle, l'orchestre attaquait La Marseillaise , le Tsar se tourna vers le Président et lui tendit la main.