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Ma grand-mère éteignit la lampe et nous passâmes quelques minutes dans l'obscurité. Le temps de laisser s'envoler tous les moucherons qui cherchaient leur mort lumineuse sous l'abat-jour. Peu à peu, nos yeux recommençaient à voir. Les étoiles recomposèrent leurs constellations. La voie lactée s'imprégna de phosphore. Et dans un coin de notre balcon, entre les tiges emmêlées des pois de senteur, la bacchante déchue nous envoyait son sourire de pierre.

Charlotte s'arrêta sur le pas de la porte et soupira doucement:

– Vous savez, en fait, c'était une marche militaire, rien d'autre, cette Marseillaise. Un peu comme les chants de la révolution russe. Le sang ne fait peur à personne à ces périodes…

Elle entra dans la pièce et c'est de là que nous entendîmes venir ces versets qu'elle récitait à mi-voix comme une étrange litanie du passé:

– … l'étendard sanglant est levé… Qu'un sang impur abreuve nos sillons…

Nous attendîmes que l'écho de ces paroles se fonde dans l'obscurité, puis d'un seul élan, nous nous exclamâmes:

– Et Nicolas? et le Tsar? Il savait de quoi parlait la chanson?

La France-Atlantide se révélait une gamme sonore, colorée, odorante. Suivant nos guides, nous découvrions les tons différents qui composaient cette mystérieuse essence française.

L'Élysée apparaissait dans l'éclat des lustres et le miroitement des glaces. L'Opéra éblouissait de la nudité des épaules féminines, nous enivrait du parfum qu'exhalaient les splendides coiffures. Notre-Dame fut pour nous une sensation de pierre froide sous un ciel tumultueux. Oui, nous touchions presque ces murs rêches, poreux – un gigantesque rocher, modelé, nous semblait-il, par une ingénieuse érosion des siècles…

Ces facettes sensibles traçaient les contours encore incertains de l'univers français. Ce continent émergé se remplissait des choses et des êtres. L'Impératrice s'agenouillait sur un énigmatique «prie-Dieu» qui n'évoquait pour nous aucune réalité connue. «C'est une espèce de chaise aux pieds coupés», expliquait Charlotte et l'image du meuble mutilé nous laissait interdits. Comme Nicolas, nous réprimâmes l'envie de toucher ce manteau de pourpre aux ors ternis qui avait servi à Napoléon le jour du sacre. Nous avions besoin de ce toucher sacrilège. L'univers en gestation manquait encore de matérialité. Dans la Sainte-Chapelle, c'est le grain rugueux d'un vieux parchemin qui éveilla ce désir – Charlotte nous apprenait que ces longues lettres manuscrites avaient été tracées, il y a un millénaire, par une reine de France – et une femme russe, Anna Iaroslavna, épouse d'Henri Ier.

Mais le plus exaltant était que l'Atlantide s'édifiait sous nos yeux. Nicolas saisissait une truelle d'or et répandait le mortier sur un grand bloc de granit – la première pierre du pont Alexandre-III… Et il tendait la truelle à Félix Faure: «À vous, monsieur le Président!» Et le vent libre qui moutonnait les eaux de la Seine emportait les paroles que lançait avec force le ministre du Commerce en luttant contre les claquements des drapeaux:

– Sire! La France a voulu dédier à la mémoire de Votre Auguste Père l'un des grands monuments de sa capitale. Au nom du gouvernement de la République, je prie Votre Majesté Impériale de vouloir bien consacrer cet hommage en scellant, avec le président de la République, la première pierre du pont Alexandre-III qui reliera Paris à l'exposition de 1900, et d'accorder ainsi à la grande œuvre de civilisation et de paix que nous inaugurons la haute approbation de Votre Majesté et le gracieux patronage de l'Impératrice.

Le Président eut à peine le temps de donner deux coups symboliques sur le bloc de granit qu'un incident incroyable se produisit. Un individu qui n'appartenait ni à la suite impériale ni au nombre des notables français se dressa devant le couple des souverains, tutoya le Tsar et, avec une adresse très mondaine, baisa la main de la tsarine! Médusés par tant de désinvolture, nous retînmes notre souffle…

Peu à peu la scène se précisa. Les paroles de l'intrus, en surmontant l'éloignement du passé et les lacunes de notre français, retrouvèrent leur clarté. Fébrilement, nous captions leur écho:

Très illustre Empereur, fils d'Alexandre Trois! La France , pour fêter ta grande bienvenue, Dans la langue des Dieux par ma voix te salue, Car le poète seul peut tutoyer les rois.

Nous poussâmes un «ouf» de soulagement. L'insolent olibrius n'était autre que le poète dont Charlotte nous apprenait le nom: José Maria de Heredia!

Et Vous, qui près de lui, Madame, à cette fête Pouviez seule donner la suprême beauté, Souffrez que je salue en Votre Majesté La divine douceur dont votre grâce est faite!

La cadence des strophes nous grisa. La résonance des rimes célébrait à nos oreilles d'extraordinaires mariages de mots lointains: fleuve – neuve, or – encor… Nous sentions que seuls ces artifices verbaux pouvaient exprimer l'exotisme de notre Atlantide française:

Voici Paris! Pour vous les acclamations Montent de la cité riante et pavoisée Qui, partout, aux palais comme à l'humble croisée, Unit les trois couleurs de nos deux nations…
Sous les peupliers d'or, la Seine aux belles rives Vous porte la rumeur de son peuple joyeux, Nobles Hôtes, vers vous les cœurs suivent les yeux, La France vous salue avec ses forces vives
La Force accomplira les travaux éclatants De la paix, et ce pont jetant une arche immense Du siècle qui finit à celui qui commence, Est fait pour relier les peuples et les temps…
Sur la berge historique avant que de descendre Si ton généreux cœur aux cœurs français répond, Médite gravement, rêve devant ce pont, La France le consacre à ton père Alexandre.
Tel que ton père fut, sois fort et sois humain Garde au fourreau l'épée illustrement trempée, Et guerrier pacifique appuyé sur l'épée, Tsar, regarde tourner le globe dans ta main.
Le geste impérial en maintient l'équilibre, Ton bras doublement fort n'en est point fatigué, Car Alexandre, avec l'Empire, t'a légué L'honneur d'avoir conquis l'amour d'un peuple libre.

«L'honneur d'avoir conquis l'amour d'un peuple libre», cette réplique qui avait failli d'abord passer inaperçue dans la coulée mélodieuse des vers – nous frappa. Les Français, un peuple libre… Nous comprenions maintenant pourquoi le poète avait osé donner des conseils au maître de l'empire le plus puissant du monde. Et pourquoi être aimé de ces citoyens libres était un honneur. Cette liberté, ce soir-là, dans l'air surchauffé des steppes nocturnes, nous apparut comme une bouffée âpre et fraîche du vent qui agitait la Seine et qui gonfla nos poumons d'un souffle enivrant et un peu fou…

Plus tard, nous saurions mesurer la pesanteur ampoulée de cette déclamation. Mais à l'époque son emphase de circonstance ne nous empêchait pas de découvrir dans ses strophes ce «je ne sais quoi de français» qui restait pour l'instant sans nom. L'esprit français? La politesse française? Nous ne savions pas encore le dire.

En attendant, le poète se tourna vers la Seine et tendit la main en indiquant, sur la rive opposée, le dôme des Invalides. Son discours rimé parvenait à un point très douloureux du passé franco-russe: Napoléon, Moscou en flammes, Berezina… Anxieux, nous mordillant la lèvre, nous guettions sa voix à cet endroit de tous les risques. Le visage du Tsar se referma. Alexandra baissa les yeux. N'aurait-il pas mieux valu le passer sous silence, faire comme si de rien n'était et de Pierre le Grand aller directement vers l'entente cordiale?

Mais Heredia semblait même hausser le ton:

Et sur le ciel, au loin, ce Dôme éblouissant Garde encor des héros de l'époque lointaine Où Russes et Français en un tournoi sans haine, Prévoyant l'avenir, mêlaient déjà leur sang.

Ahuris, nous ne cessions pas de nous poser cette question: «Pourquoi détestons-nous à ce point les Allemands en nous souvenant autant de l'agression teutonne d'il y a sept siècles, sous Alexandre Nevski, que de la dernière guerre? Pourquoi ne pouvons-nous jamais oublier les exactions des envahisseurs polonais et suédois vieilles de trois siècles et demi? Sans parler des Tatars… Et pourquoi le souvenir de la terrible catastrophe de 1812 n'a-t-il pas entaché la réputation des Français dans les têtes russes? Peut-être justement à cause de l'élégance verbale de ce "tournoi sans haine"?»