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Mais surtout, ce «je ne sais quoi de français» se révéla comme la présence de la femme. Alexandra était là, concentrant sur sa personne une attention discrète, saluée dans chaque discours de façon bien moins grandiloquente que son époux, mais d'autant plus courtoise. Et même entre les murs de l'Académie française où l'odeur des vieux meubles et des gros volumes poussiéreux nous étouffa, ce «je ne sais quoi» lui permit de rester femme. Oui, elle l'était même au milieu de ces vieillards que nous devinions grincheux, pédants et un peu sourds à cause des poils dans leurs oreilles. L'un d'eux, le directeur, se leva et, avec une mine maussade, déclara la séance ouverte. Puis il se tut comme pour rassembler ses idées qui, nous en étions sûrs, feraient vite ressentir à tous les auditeurs la dureté de leurs sièges en bois. L'odeur de poussière s'épaississait. Soudain le vieux directeur redressa la tête – une étincelle de malice alluma son regard et il parla:

– Sire, Madame! Il y a près de deux cents ans Pierre le Grand arriva, un jour, à l'improviste, au lieu où se réunissaient les membres de l'Académie et se mêla à leurs travaux… Votre Majesté fait plus encore aujourd'hui: elle ajoute un honneur à un honneur en ne venant pas seule (se tournant vers l'Impératrice): votre présence, Madame, va apporter à nos graves séances quelque chose de bien inaccoutumé… Le charme.

Nicolas et Alexandra échangèrent un rapide coup d'œil. Et l'orateur, comme s'il avait senti qu'il était temps d'évoquer l'essentiel, amplifia les vibrations de sa voix en s'interrogeant d'une manière très rhétorique:

– Me sera-t-il permis de le dire? Ce témoignage de sympathie s'adresse non seulement à l'Académie, mais à notre langue nationale même… qui n'est pas pour vous une langue étrangère, et l'on sent là je ne sais quel désir d'entrer en communication plus intime avec le goût et l'esprit français…

«Notre langue»! Par-dessus les pages que lisait notre grand-mère, nous nous regardâmes, ma sœur et moi, frappés d'une même illumination: «… qui n'est pas pour vous une langue étrangère». C'était donc cela, la clef de notre Atlantide! La langue, cette mystérieuse matière, invisible et omniprésente, qui atteignait par son essence sonore chaque recoin de l'univers que nous étions en train d'explorer. Cette langue qui modelait les hommes, sculptait les objets, ruisselait en vers, rugissait dans les rues envahies par les foules, faisait sourire une jeune tsarine venue du bout du monde… Mais surtout, elle palpitait en nous, telle une greffe fabuleuse dans nos cœurs, couverte déjà de feuilles et de fleurs, portant en elle le fruit de toute une civilisation. Oui, cette greffe, le français.

Et c'est grâce à cette branche éclose en nous que nous pénétrâmes, le soir, dans la loge préparée pour accueillir le couple impérial à la Comédie-Française. Nous dépliâmes le programme: Un caprice de Musset, fragments du Cid, troisième acte des Femmes savantes. Nous n'avions lu rien de tout cela à l'époque. C'est un léger changement de timbre dans la voix de Charlotte qui nous laissa deviner l'importance de ces noms pour les habitants de l'Atlantide.

Le rideau se leva. Toute la compagnie était sur la scène, en manteaux de cérémonie. Leur doyen s'avança, s'inclina et parla d'un pays que nous ne reconnûmes pas tout de suite:

II est un beau pays aussi vaste qu 'un monde Où l'horizon lointain semble ne pas finir Un pays à l'âme féconde, Très grand dans le passé, plus grand dans l'avenir.
Blond du blond des épis, blanc du blanc de la neige, Ses fils, chefs ou soldats, y marchent d'un pied sûr. Que le sort clément le protège, Avec ses moissons d'or sur un sol vierge et pur!

Pour la première fois de ma vie, je regardais mon pays de l'extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l'immensité des champs de blé et des plaines neigeuses sous la lune. Je voyais la Russie en français! J'étais ailleurs. En dehors de ma vie russe. Et ce déchirement était si aigu et en même temps si exaltant que je dus fermer les yeux. J'eus peur de ne plus pouvoir revenir à moi, de rester dans ce soir parisien. En plissant les paupières, j'aspirai profondément. Le vent chaud de la steppe nocturne se répandait de nouveau en moi.

Ce jour-là, je décidai de lui voler sa magie. Je voulus devancer Charlotte, pénétrer dans la ville en fête avant elle, rejoindre la suite du Tsar sans attendre le halo hypnotique de l'abat-jour turquoise.

La journée était muette, grise – une journée d'été, incolore et triste, l'une de celles qui, étonnamment, restent dans la mémoire. L'air sentant la terre mouillée gonflait le voilage blanc sur la fenêtre ouverte – le tissu s'animait, prenait du volume, puis retombait en laissant entrer dans la pièce quelqu'un d'invisible.

Heureux de ma solitude, je mis mon plan à exécution. Je tirai la valise sibérienne sur le tapis près du lit. Les fermetures sonnèrent avec ce léger cliquetis que nous attendions chaque soir. Je rejetai le grand couvercle, je me penchai sur ces vieux papiers comme un corsaire – sur le trésor d'un coffre…

À la surface, je reconnus certaines photos, je revis le Tsar et la Tsarine devant le Panthéon, puis au bord de la Seine. Non, ce que je cherchais se trouvait plus au fond, dans cette masse compacte noircie des caractères d'imprimerie. J'enlevais, en archéologue, une couche après l'autre. Nicolas et Alexandra apparurent dans des lieux qui m'étaient inconnus. Une nouvelle couche, et je les perdis de vue. J'aperçus alors de longs cuirassés sur une mer étale, des aéroplanes aux ailes courtes, ridicules, des soldats dans les tranchées. En essayant de retrouver les traces du couple impérial, je creusais maintenant en désordre, en mélangeant ces pages découpées. Le Tsar réapparut un instant, à cheval, une icône dans ses mains, devant un rang de fantassins agenouillés… Son visage me sembla vieilli, sombre. Moi, je le voulais de nouveau jeune, accompagné de la belle Alexandra, acclamé par les foules, glorifié par les strophes enthousiastes.

C'est tout au fond de la valise qu'enfin je mettais la main sur ses traces. Le titre en gros caractères ne pouvait pas tromper: «Gloire à la Russie!» Je dépliai la page sur mes genoux, comme faisait Charlotte et, à mi-voix, je me mis à épeler les vers:

Oh! grand Dieu, quelle bonne nouvelle, Quelle joie fait vibrer tous nos cœurs, Voir crouler enfin la citadelle Où l'esclave gémit de douleur! Voir un peuple relever la tête, Et du droit porter le flambeau! Ami, n'est-ce pas un grand jour de fête, Sur nos palais faites hisser les drapeaux!

C'est seulement en arrivant au refrain que je m'arrêtai, frappé par un doute: «Gloire à la Russie»? Mais où est-il donc ce pays blond du blond des épis, blanc du blanc des neiges? Ce pays à l'âme féconde? Et que vient faire ici cet esclave qui gémit de douleur? Et qui est ce tyran dont on célèbre la chute?

Confus, je me mis à déclamer le refrain:

Salut, salut à vous, Peuple et soldats de la Russie! Salut, salut à vous Car vous sauvez votre Patrie! Salut, gloire et honneur À la Douma qui, souveraine, Va, demain, pour votre bonheur À tout jamais briser vos chaînes.

Soudain, des gros titres qui surplombaient les vers me sautèrent aux yeux:

ABDICATION DE NICOLAS II. LA RÉVOLUTION: LE 89 RUSSE. LA RUSSIE DÉCOUVRE LA LIBERTÉ. KERENSKI – LE DANTON RUSSE. LA PRISE DE LA PRISON PIERRE-ET -PAUL, CETTE BASTILLE RUSSE. LA FIN DU RÉGIME AUTOCRATIQUE…

La plupart de ces mots ne me disaient rien. Mais je comprenais l'essentieclass="underline" Nicolas n'était plus tsar, et la nouvelle de sa chute provoquait une explosion de joie délirante chez ceux qui, hier soir seulement, l'acclamaient en lui souhaitant un règne long et prospère. En effet, je me rappelais très bien la voix d'Heredia dont l'écho résonnait encore sur notre balcon:

Oui, ton Père a lié d'un lien fraternel La France et la Russie en la même espérance, Tsar, écoute aujourd'hui la Russie et la France Bénir, avec le tien, le saint nom paternel!

Un tel retournement me paraissait inconcevable. Je ne pouvais croire à une trahison aussi basse. Surtout de la part d'un président de la République!

La porte d'entrée claqua. Je ramassai à la hâte tous les papiers, je refermai la valise et la poussai sous le lit.

Le soir, à cause de la pluie, Charlotte alluma sa lampe à l'intérieur. Nous nous installâmes à côté d'elle en imitant nos veillées sur le balcon. J'écoutais son récit: Nicolas et Alexandra, dans leur loge, applaudissaient Le Cid… J'observais leurs visages avec une tristesse désabusée. J'étais celui qui avait entrevu l'avenir. Cette connaissance pesait lourd sur mon cœur d'enfant.