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Et soudain, j’ai senti la culpabilité s’abattre – de tout son poids – sur ma conscience. Au fond, qu’avais-je fait ? J’avais poussé un homme faible et malade à la mort. Et pourquoi ? Parce qu’il m’avait offert des pensées, sans rien demander en échange, des pensées qui, en tout état de cause, étaient meilleures que les miennes. Je n’étais pas le seul, me direz-vous, oui, oui, peut-être bien. Tous contre un. Et maintenant… cela va vous sembler étrange… maintenant qu’est impossible toute rencontre avec ce généreux donateur de systèmes philosophiques, d’aphorismes, de formules, de fantasmes, ce dispensateur d’idées enroulé dans son écharpe misérable, c’est la fin de notre littérature – c’est ce que je sens en tout cas – la fin. D’ailleurs, toutes ces plumes « trottant comme des souris[7] » ne me concernent déjà plus. Et la seule chose que je vous demande, à vous, l’écrivain que j’ai choisi, c’est de prendre ce thème avec ce manuscrit. C’est le thème d’un autre, dites-vous ? Eh bien, voilà encore une chose que Sbuth m’aura apprise : à donner, sans rien demander en retour. Vous devez le faire, en souvenir de lui. Vos mots sont si résistants et si soudés qu’ils doivent pouvoir supporter cette charge sans être réduits au silence. Bon, il ne reste plus qu’à souhaiter au thème bon voyage.

La lecture de la suite de ce manuscrit présente un certain danger. Il est du devoir de l’auteur d’avertir : la moindre erreur d’appréciation du texte peut entraîner une confusion entre différents « je ». Cela s’explique pour une part parce que les « je » sont faits, un point c’est tout ; et cela vient, pour une autre part, de l’imprévoyance de l’auteur qui a autorisé son personnage à mener le récit à la première personne en lui prêtant, pour ainsi dire, son pronom personnel et qui ne sait plus comment faire pour le reprendre et finir en son nom propre.

Selon la loi, tout objet possédé – bien entendu – de bonne foi, bona fide, devient, après une durée déterminée, la propriété de son possesseur. Mais en littérature, on n’a toujours pas décrété à partir de quelle page le « je », passé de l’auteur au personnage, devenait la propriété inaliénable de ce dernier. La seule personne qui aurait pu répondre à cette question, Saül Sbuth, n’est plus en mesure de le faire.

Ainsi, un individu s’étant approprié un manuscrit et un thème ayant un droit contestable à utiliser la première personne du singulier, il faudra, dans ces derniers paragraphes, se contenter du mot « il », malgré tout l’inconfort stylistique que suppose ce choix.

Le thème étranger, une fois arrivé parmi les thèmes de l’écrivain, mit longtemps à trouver une place sur une feuille de papier. L’homme débordé dont la serviette avait recueilli les formules de Sbuth, devait d’abord terminer son propre récit et s’acquitter de deux ou trois contrats. Le thème dut se mettre à la queue, tout au bout. Et lorsqu’enfin son tour arriva, il se débattit sous la plume et refusa de se donner à un inconnu. Celui-ci, qui possédait assez bien l’art d’aborder les sujets, savait qu’il était vain dans ces cas-là de recourir à la force et que, sans déclencheur approprié, ses tentatives auraient pour seul résultat de rendre à jamais autre le thème étranger. Il rangea sa plume et attendit le déclic.

Des semaines passèrent. Un jour qu’il se laissait porter par la foule sur l’un des trottoirs les plus fréquentés de Moscou, il remarqua une forme familière. C’était l’homme qui lui avait confié les feuillets inutiles. Il ne fallait pas laisser passer l’occasion de rendre le thème à qui de droit. Celui qui se désigne par le pronom « il » eut un mouvement : rattraper, interpeller. Mais à ce moment-là, quelque chose dans le contour, l’inclinaison et la démarche de la silhouette qui avançait devant lui arrêta l’écrivain. La forme voûtée se mouvait étrangement, comme un noyé au fil de l’eau ; ballotté au rythme des coups donnés par ceux qui arrivaient derrière et sur les côtés, il glissait sur le trottoir, penchant ses épaules raidies tantôt à droite, tantôt à gauche ; quand il était pris dans le tourbillon d’un carrefour, il ne regardait ni devant, ni autour, et son visage gonflé, qui s’offrit un instant au regard de son poursuivant, exprimait l’absence et le silence.

Une question traversa furtivement l’esprit dudit poursuivant : « Se pourrait-il que la Saint-Barthélemy des sympes ait déjà commencé ? » Et aussitôt après cette pensée, une autre : « Le voilà, le déclic ; je vais refaire une tentative. »

Et jamais le thème ne retourna chez lui, dans son propre cerveau.

Cependant, celui qui se désignait par le pronom « il » avait surestimé la force de l’impulsion. Le thème endeuillé tardait à quitter son veuvage. Cela eût pu encore durer longtemps, si la sonate en mi bémol majeur de Beethoven n’était venue à la rescousse. La rencontre avec cette dernière fut, comme tant d’éléments de cette histoire, le fruit du hasard. Celui que nous nommons ici « il » se rendit au récital d’un pianiste de passage dont le nom rassemble toujours les foules et fut surpris tout à coup par le titre Les Adieux qui le regardait depuis le programme entrouvert. N’étant pas musicien, il avait oublié la tonalité et le numéro de la sonate qui avait inspiré à Sbuth sa théorie des séparations.

Et lorsque le pianiste, après quelques pièces préparatoires, approcha son siège des premiers accords de la sonate des Adieux, parmi le millier de spectateurs, un homme, se couvrant les yeux de la main, essayait de réprimer la boule qui lui montait à la gorge. Ce soir-là, pour le thème, « il » devint « je ».

1929-1930

ITANÉSIE

C’est dans un vieux glossaire du XIVe-XVe siècle qu’il est fait pour la dernière fois mention du pays nommé Itanésie. « Le pays d’Itanésie, expose ledit glossaire, se trouve au-delà de la mer polaire ; il est peuplé d’êtres aux grandes oreilles : leur corps est petit, mais leur oreille est si développée qu’ils vivent en se drapant dedans, comme dans l’étoffe d’un vêtement. »

Sur ce, le glossaire s’arrête. Et moi, je commence.

Les philologues font dériver le nom « Itanésie » d’Italonekos, ce qui, d’une part, renvoie à la tribu des Italiques et, d’autre part, lie le destin de ce peuple au pharaon égyptien Néchao (Nékôs), voire, tout simplement, au terme grec néphos qui signifie « nuage » ; mais point n’est besoin de se lancer dans des considérations philologiques superflues, car tout nous indique que les Itanésiens avaient pour patrie le Sud et ses nuées humides, non loin de l’Égypte.

Les Itanésiens, selon le glossaire, étaient des êtres qui possédaient une seule oreille mais, comme il vient d’être dit, si développée qu’elle leur cachait tout le corps. Ils se déplaçaient à grand-peine : leurs jambes faibles et molles se prenaient dans leur long lobe, le cartilage de leur pavillon auriculaire s’accrochait de toutes ses saillies aux pierres et aux herbes des chemins. D’ailleurs, ils n’aimaient pas bouger. Le plus souvent, pendant la journée, ces créatures rampantes se terraient dans des grottes sombres, se réfugiaient dans la paix des bois. Mais, là aussi, le chant, le gazouillement et le sifflement des oiseaux, la chute des pommes de pin, le grincement des écorces et jusqu’au bruissement des arbres en train de pousser assaillaient et assourdissaient leur ouïe délicate. Le pavillon collé au sol, étendu, immobile, l’Itanésien attendait patiemment le silence de la nuit. Et lorsqu’enfin les rayons du soleil s’éteignaient et que le jour se taisait, à court de bruits, il se détachait doucement de la terre – d’abord l’extrémité, l’ourlet, puis toute l’oreille – et il se rejetait en arrière avec volupté et tendait vers le ciel étoilé son organe merveilleux, pour écouter ce qu’il pouvait seul entendre. À ce moment-là, lui qui était d’ordinaire sensible et peureux pouvait être attrapé à main nue : captif, il ne se débattait pas, même sous le tranchant d’une lame, et il mourait l’oreille frémissant encore vers le ciel, les étoiles.