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Le Sud est trop bruyant, trop criard pour une ouïe aussi délicate. Dans leur quête éperdue de silence, beaucoup d’Itanésiens furent foudroyés par un bruit : le fracas d’un éboulement lointain, le heurt d’un sabot, le cliquetis d’une jante les tuaient net.

Alors, ce peuple étrange quitta ses refuges des forêts lointaines et, répondant à un appel que lui seul percevait, partit à la recherche d’un pays sans paroles ni cris, qui ignorerait les craquements rugueux de l’écorce terrestre, où l’air lui-même serait éteint et immobile. Bref, la terre, promise par on ne sait qui, d’Itanésie.

Il est difficile d’estimer combien de souffrances, combien de morts les frappèrent sur leur route : les Itanésiens ne se déplaçaient que la nuit, quand les bruits s’étaient tus, ils évitaient tout frottement, tout frôlement qui eût pu leur être fatal, et enfonçaient au moindre son leur oreille dans la mousse.

Longue fut l’errance de ce peuple infortuné : à la merci d’un souffle de vent, d’un claquement de semelles croisant leur chemin, épuisés, traînant leurs lobes déchirés et ensanglantés, les Itanésiens avançaient, encore et toujours, guidés par cet appel qu’eux seuls entendaient. Peu à peu, les voix grenues de la terre se firent plus rares, plus sourdes, plus cassées, plus lointaines : l’avant-garde des Itanésiens entra dans le Septentrion vide et depuis longtemps déserté par les hommes. Dans le Septentrion où seuls demeuraient le vol doux des flocons, le frôlement des nuages contre l’air et le soupir assourdi des mousses s’amassant. Et c’était tout.

Et les Itanésiens rescapés, éreintés mais heureux, se renversèrent les uns après les autres sur le velours neigeux et emplirent avec volupté de la course lointaine des astres leurs hélix tournés vers le ciel. Les premiers parvinrent au pays d’Itanésie au printemps, à l’époque de la fonte des glaces et des pousses blafardes. Puis vint l’été. Et, soudain, le soleil retira ses rayons de la terre et précipita la contrée dans la nuit polaire et le froid. Pour les Itanésiens, commencèrent des jours difficiles : leurs corps nus, minuscules et frileux, furent saisis et crispés par le gel. Que faire ? Pour éviter la mort, les nouveaux venus s’enroulèrent dans leur oreille, abritant leur corps glacé dans son tissu souple. Et ceux dont le cartilage était le plus mou, ceux qui étaient méprisés pour leur faible perception de l’harmonie stellaire, s’avérèrent les mieux adaptés ; les autres – ceux dont le pavillon bien ferme résonnait – furent condamnés. Le froid polaire leur posait un dilemme : ou bien faire de leur oreille un manteau, cesser d’entendre mais demeurer en vie, ou bien rester fidèle au vieux don des Itanésiens et mourir.

La plupart des Itanésiens allèrent au plus facile ; mais il s’en trouva quelques-uns pour refuser de sacrifier l’ouïe à la vie : bientôt, la lisse plaine neigeuse du Septentrion fut jonchée de leurs petits corps gelés. Et jamais plus aucune nouvelle ne nous est parvenue. Seule la légende de l’harmonie universelle, après avoir quitté le pays mort d’Itanésie, continue aujourd’hui encore à hanter les hommes.

1922

LE RASSEMBLEUR DE FISSURES

I

Sur la table, à côté de l’encrier, le conte brillait de ses lettres encore humides. Quand je pris le manuscrit pour le rouler, après l’avoir retouché çà et là de ma plume, j’eus l’impression qu’elles cherchaient à s’échapper des lignes : vite, dans les pupilles !

Mais il n’était que midi. Et la lecture devait commencer à neuf heures. Le soleil n’aime pas les fantasmes, à l’inverse des lampes qui, elles, sont toutes disposées à tendre l’abat-jour pour écouter une histoire ou deux.

Les lettres durent donc patienter jusqu’au crépuscule.

Une modeste satisfaction d’auteur était organisée et assurée d’avance : une pièce calme, aux fenêtres ornées de tristes fleurs des villes, attendait l’arrivée du conte ; dedans, une douzaine d’auditeurs bienveillants. Et, contre toute attente, c’est là que je rencontrai un individu qui avait tiré un trait sur le fantasme.

La rencontre survint juste après que j’eus apporté la dernière correction à mon texte. L’heure du déjeuner approchait. Je laissai mon manuscrit sur la table, me vêtis et sortis dans la rue. À peine avais-je fait une centaine de pas que mon attention fut attirée par la silhouette haute, comme figée, d’un homme adossé à un réverbère : il se tenait face à un cadran blanc cerclé d’or, peint sur un morceau de fer-blanc au-dessus de la porte d’une horlogerie, et fixait des yeux les deux traits noirs pointés sur les chiffres romains du disque. Je commençai par passer mon chemin. Puis je tournai la tête : l’inconnu n’avait pas bougé et restait les yeux levés, légèrement clignés, sur les nombres tracés à la va-vite. Je regardai, moi aussi : l’enseigne montrait une heure vingt-sept.

Le visage soigneusement rasé de l’inconnu, son manteau soigneusement nettoyé étaient usés et ternes : manteau plissé – visage ridé. Sur les trottoirs, les passants jouaient des coudes, regards rivés sur les vitrines, les pancartes, les colonnes d’affichage, ou encore sur la pointe de leurs bottes, sans remarquer le contemplateur.

Les seuls à apprécier ce phénomène étaient un garçonnet portant un plateau en bandoulière et moi-même. Le contemplateur entrouvrit son manteau, sortit sa montre et, détachant les yeux du disque minuscule qu’il serrait dans la main et les levant lentement vers le disque de l’enseigne, la remit à l’heure peinte. Le garçonnet s’esclaffa. Je me détournai et continuai ma route. Devant moi, parmi les carrés, les ovales et les rectangles des enseignes, la forme ronde et blanche d’un cadran parut de nouveau. Ce n’est pas dans mes habitudes, mais cette fois-là, j’y prêtai attention : sur le disque, deux aiguilles noires, immobiles, fichées sur une heure vingt-sept. Je fus alors pris d’un vague, d’un mauvais pressentiment. Je hâtai le pas, mais mes yeux fouillaient désormais d’eux-mêmes parmi les plaques de fer-blanc, cherchant disques et chiffres. Il s’en trouva encore au coin d’un passage sombre : deux aiguilles noires, surplombant la fente d’une ruelle, se cachaient dans l’ombre noire d’un énorme immeuble de pierre, mais malgré l’obscurité, on pouvait lire : une heure vingt-sept. Je m’arrêtai, la tête levée vers les nombres : j’avais l’impression que les aiguilles allaient avancer, quitter cette position fatidique. Sur le cadran peint, rien ne bougeait ; sa bordure étroite et dorée brillait d’une lueur trouble, et les flèches noires appuyaient leurs pointes dessus, comme si elles avaient atteint leur but et s’étaient arrêtées – pour toujours.