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Autour, les pneus crissaient, les semelles claquaient. Une demi-douzaine de coudes me percèrent les flancs. Un sac lourd me heurta l’épaule ; j’arrachai mon regard du disque ; un gamin, plateau en bandoulière et casquette déchirée, me fixait avec un grand sourire. Je n’avais plus qu’à m’en aller.

Le soir tombait lorsque je revins à mon manuscrit. Sur les pages numérotées, les lettres s’étaient calmées et leurs tracés noirs et difformes m’observaient. Je les fourrai dans ma poche – l’aiguille de l’horloge se dirigeait lentement vers neuf heures.

II

Tout le monde s’assit. Silence. Le manuscrit avait la parole. Je m’approchai de la lampe et commençai : « Le Rassembleur de fissures. Conte. Il y a très… » – un sanglot de fer-blanc retentit dans l’entrée. Je m’interrompis. Sur la pointe des pieds, le maître de maison alla ouvrir. Une minute plus tard, son visage un peu embarrassé apparut dans l’embrasure de la porte. À côté de lui, vêtu d’une longue redingote boutonnée jusqu’au cou, se tenait sans regarder personne l’homme que j’avais vu dans la rue, devant le cadran. Le visiteur inattendu, les yeux toujours baissés, fit un salut poli et s’installa sans mot dire dans un coin, près de la porte. Le maître de maison me chuchota : « Il ne nous dérangera pas. C’est… une sorte de fou. Mathématicien, philosophe. »

Je posai de nouveau les yeux sur le manuscrit (le cœur n’y était plus) et repris :

« Le Rassembleur de fissures. Conte. Il y a très, très longtemps, dans un pays dont même le nom s’est perdu dans l’oubli, loin des routes pavées de pierres et des chemins couverts de mousse, au-delà du fouillis des feuillages, au fin fond d’une forêt profonde, vivait un vieil ermite… »

Ensuite, après l’habituelle entrée en matière des contes, la bonté de l’ermite était évoquée : comment il veillait sur la forêt, soignant ses branches et tiges cassées par le vent, ses herbes froissées, déchirées par le passage des bêtes ; comment il nourrissait les petites pies-grièches trouvées dans un nid abandonné ; comment il apprenait à la cuscute à s’enrouler non pas comme bon lui semblait, mais en s’élevant de plus en plus haut vers le ciel, vers le paradis du Bon Dieu ; comment il exhortait les petites fleurs simples d’esprit à prier le Seigneur avant de fermer leurs pétales pour dormir ; comment il adjurait les herbes desséchées d’accomplir, tous les matins, le sacrifice de la rosée en offrant à Dieu, au bout de leurs pointes, ce qu’elles pouvaient – qui une goutte, qui une demi-goutte (pour les tout petits brins, rien qu’un tout petit grain), chacune selon ses moyens.

— Et pour ces humbles larmes – sermonnait l’ermite, bénissant de ses trois doigts l’herbe et la rosée, les mousses et les racines, les volées d’oiseaux et les essaims de mouches –, le Seigneur vous récompensera d’une pluie généreuse : vous serez purs et sans soif. Et il en fut ainsi.

Des deux, le Seigneur lui-même souriait aux discours du vieux sage.

Par une nuit noire, poursuivait le conte, à l’heure où les serpents, les oiseaux, les chênes, les herbes dorment profondément, le Seigneur quitta le ciel et se rendit chez le vieillard, sous sa hutte basse :

— Parle ; et tu auras tout ce que tu désires, que ce soit le paradis, ou les richesses et les royaumes terrestres.

Et le sage répondit alors :

— Comment pourrais-je désirer le paradis, Seigneur ? C’est ton juste jugement, et non ta grâce, qui en ouvre les portes. Quant aux richesses et aux royaumes de ce monde : ne porté-je point ton univers en mes yeux, tout entier, de soleils en soleils ? Et comment pourrais-je chercher les vanités humaines ? Ne me suis-je pas éloigné des routes et des chemins ? Cependant, Seigneur, exauce ma prière : donne-moi pouvoir sur toutes les fissures, grandes et petites, infissérées dans les choses. Je leur enseignerai, à elles aussi, la vérité.

Le Seigneur sourit : que ta volonté soit faite.

Matin, midi, et soir passèrent tour à tour. Quand le soleil fut couché, le vieillard se rendit dans une clairière reculée et invoqua les fissures. Obéissant à la douce parole, elles s’extirpèrent et s’échappèrent de toutes les choses, où qu’elles fussent, et toutes, petites et grandes, larges et minces, tortueuses et droites, serpentèrent vers la clairière, au-devant de l’ermite.

Et rampaient : la longue fissure qui transperce la pierre des rochers ; les petites fissurettes sinueuses sorties en se contorsionnant des murs, des planchers grinçants, des poêles fendus ; les gigantesques crevasses vertes du disque lunaire desséché et craquelé ; et les minuscules fentes des tables des violons. Et lorsqu’elles furent toutes rassemblées, le sage se mit à prêcher :

— L’univers de Dieu souffre de n’être pas plein. Vous autres fissures, vous avez infisséré la scission dans les choses.

Et pour quelle raison ? Parce que vous faites croître vos corps fentus, vous protégez, vous propagez vos sinuosités. Vous vous étendez : une petite faille apparaît et la voilà fissure serpentante, voire grandissant jusqu’à devenir crevasse. Et à cause de vous, l’unité et la solidarité entre les choses disparaissent. La pierre se fend. Les montagnes, percées par vos soins, s’effondrent. Dans les champs, vous volez aux faibles racines l’eau de la pluie. Vous trouez le fruit. Vous creusez l’arbre. Soyez humbles, mes sœurs les fissures, et mortifiez votre chair. Car qu’est-elle ? Une ramification du vide. Rien de plus.

Et les fissures, allongées sur la rosée, écoutaient la bonne parole. D’ordinaire, après avoir discouru, le sage les bénissait toutes de trois doigts tremblants et les laissait s’en retourner, chacune chez soi. Faisant onduler leur vide, elles se dispersaient doucement et s’insinuaient de nouveau là où il leur avait été ordonné de béer : la crevasse du roc dans son roc, les fissures du poêle dans leur poêle, le zigzag lunaire dans le disque lunaire. Et ainsi en était-il : chaque soir, au crépuscule, sans fissure et plein était l’univers. Et c’était un moment de silence et de paix infinis : même les scissures du crâne, cachées sous les épidermes humains, s’extrayaient de l’os pour aller retrouver le vieillard : les têtes cessaient alors de grossir et les hommes pouvaient, une heure ou deux, se reposer des progrès de la pensée. Et pas une seule des fentes infissérées, nulle part, n’osa ignorer l’appel : un jour, une vallée tenta de s’y rendre et s’empêtra dans la forêt aux mille troncs, mais le vieillard lui fit un geste de la main : « Va-t’en, tu n’es pas invitée, rentre, le Seigneur est avec toi. »

Et la vallée, déçue, retourna à son roc. Mais on raconte que cette nuit-là, dans une combe, les rochers se resserrèrent brusquement, écrasant un village collé à l’un de leurs flancs.

Il est vrai qu’une heure plus tard, par miracle, les parois se séparèrent de nouveau, mais au-dedans, ce n’était plus que ruines et cadavres.

Je détachai un instant les yeux du texte : l’homme dans le coin écoutait, le genou serré dans ses mains aux longs doigts osseux.

— Le vieillard, poursuivait le conte, laissait repartir les fissures avant le lever du soleil. Mais une nuit, alors qu’il prêchait, plein de ferveur, il ne contint pas ses paroles dans le temps divinement imparti. Le coq chanta une fois. Puis une deuxième. Le sage prêchait toujours. Ce n’est que lorsque les signaux pourpres de l’aube transparurent à l’horizon qu’il leva enfin ses trois doigts pour la bénédiction.