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Mais il était déjà trop tard : l’aurore embrasait le ciel ; ici et là, de près, de loin, sur les routes et les chemins, retentirent le martèlement des roues et des jantes, le galop des chevaux et les pas des hommes. Les fissures s’en furent promptement, poussant de toutes leurs forces leurs sinuosités vides à travers les routes, les sentes et les broussailles. Mais voici que le poids d’une roue en écrasait une, tandis qu’une autre était prise sous une semelle. Certaines, avant d’avoir atteint leur but, s’infissérèrent n’importe où, n’importe comment : la crevasse du rocher se glissa dans la table du violon, l’ouïe du violon se réfugia dans le crâne d’un passant. C’étaient les zigzags lunaires qui avaient le trajet le plus long ; voyant qu’ils n’y parviendraient pas, ils se bousculaient et semaient la panique. D’autres fissures, affolées par le grondement des roues et le piétinement des passants, formaient d’énormes grappes et, sur la route même, s’enfonçaient sous terre : des ravins béèrent soudain ; hommes, chevaux et charrettes, en plein élan, basculaient dans les fosses. Les essaims de fissures, effrayés par le vacarme et les coups qui leur pleuvaient dessus, s’enfoncèrent de plus en plus profond, et la terre se referma au-dessus des gens et de tout leur chargement. La panique humaine multipliait les terreurs fissuriennes ; et l’effroi des fissures décuplait les souffrances des hommes. Et ce jour-là fut un jour de deuil et de chagrin. Au-delà des murs de verdure et du fouillis des feuillages, le vieillard entendait les hurlements et le vacarme, les imprécations et les prières qui troublaient la terre : il leva le bras et la main tendue vers Dieu, il l’invoqua : « Seigneur, m’entends-tu ? Voici ma main, prends-la et emmène-moi dans ton paradis merveilleux, comme tu le voulais : car désormais ce monde me répugne. »

Les doigts attendirent longtemps, tendus vers le ciel : en vain. Ils retombèrent et formèrent un poing. L’ermite regarda autour de lui et vit qu’il n’était plus l’ami de la forêt : les fleurs, rencontrant son regard, fermaient les pétales avec dégoût, les chênes centenaires se détournaient, se retournaient avec humeur sur leurs grosses racines noueuses. L’œil du vieillard trouva le chemin, le chemin trouva la traverse, la traverse mena sur la route. Et le grand saint devint un grand pécheur, blasphémateur et fornicateur.

Je fermai mon cahier et je fis des yeux le tour de la pièce : une série de bouches entrouvertes que des sourires étiraient en de longues et minces fissures, d’où sortait :

— Pas mal.

— Très sympathique.

— Seulement votre fin est trop… comment dire… rapide.

— À propos, il y a là un trait…

J’arrachai mon regard de l’essaim d’yeux et le dirigeai sur le coin près de la porte : l’homme à la redingote boutonnée jusqu’au cou se taisait.

Les mains osseuses ne lâchaient pas le genou ; ses lèvres semblaient collées.

J’éprouvai un léger malaise :

— Il doit être temps…

L’homme resté muet dans le coin près de la porte desserra les mains, dressa sa haute silhouette et, à voix basse, martela :

— Une heure vingt-sept.

Puis, après un salut poli dans ma direction, il se retourna et disparut derrière la porte.

— Si tard ? Pas possible.

Des dizaines de doigts fouillèrent dans les poches des gilets : si, c’était bien ça.

— Au revoir.

— Adieu.

Les uns souriaient encore. Les autres bâillaient déjà.

III

— Je vais à gauche. Et vous ?

— Non.

J’arrivai sur la ligne droite du boulevard et marchai doucement, entre les longues files d’ombres que le rayon de lune prélevait sur le feuillage des arbres et déposait méticuleusement sur le sable de l’allée. Le boulevard était désert. Les bancs, vides. Tout à coup, sur l’un d’eux, à gauche, une silhouette noire, longue et mince, se profila ; elle me parut familière – jambes croisées, genou serré dans les mains, visage assombri par un feutre aux larges bords, rabattu sur le front. Oui, c’était bien lui.

Je ralentis le pas.

— Je vous attendais ici.

Sans changer de position, il me montra le banc d’un petit mouvement nerveux de l’épaule. Je m’assis à côté de lui. Le silence dura une ou deux minutes.

— Dites-moi, fit-il soudain, se redressant et rapprochant son visage du mien, parmi les fissures qui se sont rendues chez le vieux sage, y avait-il cette fissure irréductible, celle qui sépare toujours un « moi » d’un autre ? Nous sommes maintenant assis côte à côte ; et entre nos deux têtes, il y a à peine un mètre… ou peut-être des millions de milles, vous ne croyez pas ? À propos – l’inconnu souleva son chapeau – je m’appelle Lövenix, Gotfrid Lövenix, dit-il en détachant les syllabes, comme pour me rappeler quelque chose.

Nous échangeâmes une ferme poignée de main.

— Voilà. Venons-en au fait : Le Rassembleur de fissures, reprit-il, en se repliant dans sa position habituelle (jambes croisées, genou dans les mains, angle des épaules pointé vers le haut), est présenté comme conte, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mmm. Je pense que s’il venait à la vie l’envie de prendre la relève des rêves, ceux-ci la laisseraient volontiers. Pour vous, il s’agit d’un « conte », mais pour moi, c’est un compte rendu. Un fait scientifique. Il est vrai que vos concepts sont confus et manquent de précision. Mais confusion ne signifie pas fantasme. Celui-ci est plus facile à créer (n’étant pas poète, il m’est difficile de juger) avec des chiffres qu’avec des brumes. Je vous ennuie, sans doute ?

— Au contraire.

— Primo : le ton n’est pas le bon. De cela, il ne faut pas sourire : votre sourire, tel une fissure, vous a coupé de votre thème. Vous croyez que c’est vous qui jouez avec le thème des fissures, que vous l’avez pris dans la fente de votre plume, mais il suffit de réfléchir un peu, ce n’est pas vous qui jouez avec, c’est Lui qui nous manipule, vous et moi… Et tout cela… (du bras, il décrivit un cercle – mes yeux le suivirent, et je vis d’abord la terre à nos pieds, les cimes des arbres, le semis d’étoiles tout en haut, puis les pentes des toits et de nouveau la terre à nos pieds) oui, tout cela, je l’affirme, est emprisonné dans le vide d’une fissure. Oui, oui. Le Thème des Fissures… Savez-vous ce qui s’y trouve, au fond ? Vous avez peur de quitter l’espace. C’est toujours comme ça : on parle des fissures d’une planche, du sol, et ainsi de suite. Mais si vous essayiez, ne serait-ce que par le pouvoir de l’imagination (n’est-ce pas d’elle que se nourrit la poésie ?), de mesurer vos fissures non pas en pouces, mais en secondes, de les transposer des espaces dans le temps, alors vous verriez…

— Je ne comprends pas tout à fait, marmonnai-je.

— Comprendre tout à fait, c’est impossible, m’interrompit rudement Gotfrid Lövenix, peut-être vaut-il mieux ne pas tout comprendre. À propos, y a-t-il longtemps que vous avez commencé à y réfléchir ?

— Je ne sais plus. En fait, c’est par hasard que ce thème s’est retrouvé sous ma plume. Il y a deux mois, peut-être trois.

Lövenix sourit.

— Ah. Eh bien moi, cela fait treize ans que je ne quitte plus mon Royaume des Fissures. Les contes n’ont rien à voir là-dedans, non. Il y a treize ans, lors de mes premières expériences sur la psychophysiologie du processus visuel, je me suis heurté à la question de l’intermittence de notre vision.

Comment vous faire comprendre l’essentiel… par exemple, vous êtes dans une auto : les explosions d’essence dans le cylindre du moteur sont intermittentes, elles frappent le piston par à-coups. Ça, c’est à l’intérieur. À l’extérieur, en revanche, les roues tournent continûment. De même, il y a l’évidence de la vision : l’homme qui regarde à l’œil nu croit que l’objet qu’il fixe du regard est, à chaque fraction de seconde, relié à sa pupille par un rayon de lumière ininterrompu. Pour ma part, j’en ai douté. Une étincelle produite par un appareil électrique ne dure qu’un cinquante millième de seconde. Mais elle reste dans l’œil pendant un septième de seconde. Ainsi, sept étincelles brèves, séparées l’une de l’autre par des pauses de presque un septième de seconde seront perçues par l’œil comme une seule étincelle durant une seconde. Mais en fait, elle n’aura véritablement brillé que sept cinquante millièmes de seconde. C’est-à-dire que durant les 49 993/50 000 restants de l’expérience, l’obscurité était néanmoins perçue comme de la lumière. Vous avez compris ? Et maintenant, grossissez le tout : les secondes deviennent des minutes, les minutes des heures, les heures des années, des siècles, l’étincelle devient soleil, et voilà : on pourrait retirer le soleil de son orbite pendant quatre-vingt-dix-neuf centièmes d’une journée, et nous qui vivons dessous, nous ne le remarquerions pas, comprenez-vous, nous ne le remarquerions pas et, plongés dans les ténèbres, nous nous réjouirions d’un soleil et d’un jour illusoires. Je vous ennuie ?