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— Non.

— Ma pensée se fondait sur mes expériences. Il est vrai que d’autres en avaient fait avant moi : la discontinuité de la vision, l’intermittence de la perception, par exemple, d’un film qui se déroule devant nos yeux sont des faits bien connus. Mais rester face au fait, ce n’est pas assez : il faut pouvoir entrer dedans. Au moment où la pellicule retire une image de la rétine et avance pour en montrer une autre, un instant se glisse où l’œil a déjà tout perdu et n’a encore rien retrouvé ; à cet instant-là, il est face au vide, mais il voit : une vision, qu’il prend pour la vision.

Je ne me suis pas empressé de généraliser. Entre le rayon du projecteur et l’œil, j’ai placé perpendiculairement ce qu’il est convenu d’appeler un obturateur : il s’agit d’un disque tournant de façon régulière et percé d’une mince ouverture ; en présentant au rayon tantôt le côté plein du disque, tantôt la partie fendue, l’obturateur coupe et rétablit alternativement le rayon. À l’aide d’un variateur différentiel, on peut réduire le nombre de rotations du disque, ce qui a pour effet de rallonger la pause entre deux éclairs. C’est ce que j’ai fait : procédant à des expériences en laboratoire sur un groupe de jeunes gens, je prolongeais de temps à autre les interruptions de lumière : mais ni mes sujets ni moi-même n’avons remarqué dans la vie des figures qui se mouvaient à l’écran quoi que ce fût qui eût troublé leur existence grise et plate.

Je me suis enhardi et j’ai augmenté en deux ou trois endroits la durée des intercalaires noirs ; personne ne les a vus, sauf moi.

C’était normal : comme c’était moi qui actionnais l’obturateur, je savais exactement quand et où les attendre. De plus, les sujets (quelques étudiants et étudiantes du séminaire de physique) ignoraient totalement ce qu’on voulait d’eux. Mais n’en va-t-il pas de même pour nous tous, qui sommes soumis à des expériences quotidiennes à la lumière du soleil ? Qu’attend-on de nous, au juste ?

Encouragé par ce succès, j’ai doublé la largeur des fissures noires. Cette opération est également passée inaperçue de la plupart des étudiants, sauf deux ou trois qui ont parlé d’espèces d’éclairs noirs ; l’un a évoqué des « interruptions de l’image », un autre l’« intrusion de noir dans la lumière uniforme de l’appareil ». Seul un jeune homme m’a surpris, à l’allure très modeste, au visage pâle et aux épaules étroites : « C’est vrai, a-t-il convenu, moi aussi, j’ai remarqué ces interruptions. Mais cela arrive fréquemment dans la vie, n’est-ce pas ? » Ses camarades ont souri. Il s’est tu, gêné. Deux jours plus tard, une rencontre fortuite m’a permis de lui poser des questions plus précises. Confus et embarrassé, comme s’il avait été surpris en possession d’un secret honteux, il a répondu qu’encore enfant, il avait, à deux reprises, eu l’impression que le monde s’était tout entier absenté de ses yeux. Chaque fois, il est vrai, la sensation n’avait duré qu’un moment infime. Cela se passait en plein jour, alors qu’il était parfaitement conscient, il ne s’agissait donc pas d’une syncope (mon interlocuteur s’est avéré étudiant en médecine). Lorsque je lui ai demandé si ce phénomène lui arrivait encore, il a répondu que oui, mais pas dans toute son ampleur : les objets se contentaient de ternir, ils s’éloignaient de l’œil, et se transformaient en minuscules taches et points, puis, de nouveau, ils renflaient, redevenaient nets, retrouvaient leurs couleurs et revenaient à leur place. Et c’était tout.

Cette conversation ne permettait pas de tirer de conclusions particulières et cependant, je me souviens qu’elle m’avait étrangement troublé. Les hypothèses s’accumulaient : si, me disais-je, des pauses se glissent entre la systole et la diastole du cœur, pourquoi le soleil n’aurait-il pas les siennes ? Et c’est ainsi que j’ai pris le Soleil en filature, et cela fait douze ans que je ne le lâche plus, pas un jour, non, pas une seule seconde d’interruption ; je me suis mis à douter, voyez-vous, à douter de ce disque jaune découpé dans l’azur. Aujourd’hui, tout le monde le sait : il y a des taches sur le soleil. Mais combien ont compris : le soleil lui-même n’est qu’une tache noire qui fustige les planètes de ses rayons noirs. Il m’est parfois arrivé, en plein milieu d’une journée lumineuse, de voir comme un moment de nuit dresser son corps noir en travers du jour. Avez-vous jamais, ne serait-ce qu’une fois, éprouvé cette sensation terriblement douce ? Les rayons, comme enroulés sur les chevilles d’un violon, se tendent de plus en plus entre le soleil et la terre, deviennent de plus en plus fins, de plus en plus brillants et soudain, ils se brisent : les ténèbres. Un instant. Puis tout redevient comme avant : les rayons, l’azur et la terre.

Car pendant la journée, la nuit ne nous quitte pas : morcelée en myriades d’ombres, elle se dissimule, ici même, dans le jour. Soulevez une feuille de bardane : un petit bout de nuit tout noir courra se cacher sous une racine. Partout : sous les voûtes, près des murs, sous le feuillage des arbres, les lambeaux de la nuit attendent. Dès que le soleil donne des signes de fatigue, de toutes parts, sous les feuilles, les surplombs pierreux des murs, les pentes des montagnes, ces bribes d’obscurité sortent précautionneusement et recomposent les ténèbres. Et de même que l’œil et les sens parviennent à traquer et surprendre dans la lumière de midi cette nuit purement optique, qui n’attend qu’un signe pour se manifester, de même il existe une autre nuit – une Nuit ontologique, dirais-je, qui ne quitte jamais ni les âmes, ni les choses. Pas un instant. Mais c’est déjà de la philosophie et, à cette époque, je répugnais encore aux généralisations. Ma pensée n’était pas encore en mesure de franchir le seuil qui séparait le laboratoire du reste du monde.

J’ai continué de manipuler les chiffres, les lentilles optiques concaves et convexes, l’ophtalmoscope, les disques mélangeurs de couleurs de Hering et les films qui passaient et repassaient comme une rengaine. Et si un jour il n’y avait pas eu… – le narrateur fit craquer ses doigts tout doucement – oui, s’il n’y avait pas eu…

Lövenix s’immobilisa soudain : deux silhouettes avaient subitement paru dans l’allée qu’éclairait un rayon de lune ; elles marchaient en silence, suivant avec lassitude et docilité leurs ombres noires qui glissaient devant elles, sur le sable.

— Conduits par des ombres, murmura Lövenix qui poursuivit : à l’époque, je… j’aimais. Aujourd’hui, j’en suis incapable. Tandis qu’alors… Je me souviens avec netteté de ce jour d’automne, transparent, sans vent ; entre les tilleuls émaillés d’or et de vermillon, je me rendais à l’endroit fixé, au croisement des allées. Le rendez-vous était à une heure et demie. Je me hâtais, craignant de perdre ne fût-ce qu’une seconde. J’arrivais au dernier tournant. Juste avant, à une dizaine de pas, l’ombre diaphane, ample et élancée d’un tilleul traversait l’allée. Aujourd’hui encore, je me souviens avec une extraordinaire clarté de cet instant : je n’étais, tout entier et de la tête aux pieds, qu’amour. Plus que dix, cinq, trois pas avant d’atteindre l’ombre. J’ai marché dessus, et soudain, il s’est produit quelque chose de monstrueux : comme si elle avait été réveillée par mon coup de semelle, l’ombre a chancelé, s’est ramassée en une boule noire et s’est déployée avec une vitesse incroyable – en haut, devant, à droite, à gauche, en bas. Un instant, et tout a plongé dans l’obscurité : l’allée, les arbres, l’azur, le soleil, le monde, « moi ». Le néant. Puis – un instant – et de nouveau la bande de sable jaune ; sur le sable, une ombre petite et chétive, sur les côtés, les rangées d’arbres et en haut, le ciel. Et là, un disque. Après avoir disparu, tout avait réapparu et était là, comme avant, mais il manquait quelque chose. Je le sentais clairement : quelque chose était resté là-bas, dans le néant.