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— Mais vous ne m’avez pas dit…

— On ne pourra jamais tout dire. En bref : si le fil du temps n’est pas continu, si l’existence n’est pas ininterrompue, si « le monde n’est pas plein », mais fissuré, éclaté en une infinité de morceaux étrangers les uns aux autres, alors toutes ces éthiques livresques, construites sur le principe de la responsabilité, de la continuité entre notre « demain » et notre « hier », ne sont plus valables et disparaissent au profit de la seule éthique de la fissure, dirais-je. La formule ? Voilà : une fois franchie la fissure, je ne réponds plus de ce que j’ai laissé derrière. Je suis ici, ce que j’ai fait est là-bas : avant. Mon acte et moi-même, nous sommes dans des mondes différents ; et il n’y a pas de fenêtres entre eux. Oh, il y a bien longtemps que je suis arrivé à cela. Vous suivez ?

— Oui.

— Car celle qui attendait alors, au détour de l’allée – vous vous souvenez ? – a attendu en vain. J’ai rompu sans un mot. Je renvoyais les lettres encore cachetées. Par hasard, je suis tombé sur son nom dans un journal, elle s’appelait Sophia, oui Sophia « … s’est jetée par la fenêtre. On ignore la raison… » – mais pourquoi est-ce que je vous raconte cela ?

Brusquement, il se détourna. Je ne voyais plus que l’angle aigu de son épaule et le contour noir de son chapeau ; les bords tremblaient légèrement.

— Qu’avez-vous ?

— Ce n’est rien. Excusez-moi.

Il se leva. Moi de même.

— Mais vous n’avez pas expliqué les cadrans peints.

— Ah, oui. Une autre fois.

Je retins sa main dans la mienne.

— Mais à quand cette « autre fois » ?

Sa réponse se faisait attendre.

Je sortis alors mon manuscrit :

— C’est à vous, pas à moi.

Il sourit faiblement : merci. Il me donna son adresse et repartit d’un pas vif dans l’allée centrale du boulevard. Je me rassis sur le banc. La vie diurne commençait. Dérangeant la poussière, les gens marchaient ; dans un jaillissement d’étincelles, les sabots et les jantes martelaient les pavés.

Moi aussi, il me fallait partir. Mais je temporisais : une étrange méfiance vis-à-vis du soleil, de la terre et de moi-même me paralysait les muscles ; il me semblait que si je faisais un pas, tout – le soleil comme les étincelles sous les sabots des chevaux, la terre troublée par les vanités humaines comme les minuscules poussières soulevées par les semelles –, tout plongerait dans la nuit et que l’aube promise ne viendrait pas.

IV

Longtemps, je ne pus me résoudre à rendre visite au Rassembleur de Fissures. Les cadrans des enseignes me harcelaient, comme si les aiguilles peintes en gras voulaient me pousser à découvrir la signification de leurs chiffres.

Je trouvai la chambre de Lövenix au cinquième étage, après la dernière marche d’un escalier sombre en colimaçon : juste sous les toits. Mais à ma déception, elle était vide. Gotfrid Lövenix était parti. Mais où ?

Après avoir longuement questionné le bureau des locataires, je réussis à obtenir le nom de la minuscule bourgade de province où s’était rendu Lövenix. Résolu à retrouver sa trace, j’écrivis une lettre, ne mettant sur l’enveloppe que les noms – de l’homme et du lieu. Arriverait-elle ?

Je restai longtemps sans réponse : c’était donc qu’elle n’était pas arrivée. Mais un jour, quand je n’attendais déjà plus, on me tendit une enveloppe grise et carrée. Dedans :

« Cher Monsieur,

J’espère que vous avez pardonné au pauvre fou que je suis pareille irrégularité : ce n’est que maintenant, après avoir relu à la fois votre récit et votre lettre, que je vois que j’ai eu tort de vous avoir si soudainement fui. Nous sommes liés, ne serait-ce que par un thème commun. Je voudrais tout d’abord vous rassurer quant aux cadrans. Il n’y a ici aucune énigme particulière : si les heures de la marée descendante sont exprimées à la seconde près, la marée de l’existence, – qui, il est vrai, n’est pas quotidienne, – doit elle aussi avoir ses heures, ses minutes, et peut-être ses secondes de prédilection. Les consciences sont grossières. Mais l’inconscient, que ce soit chez un philosophe ou un peintre, est toujours sage. La main du peintre, qui agit sans penser, inconsciemment, en peignant un cadran d’enseigne, est plus sage que le peintre lui-même : pour lui, la position des aiguilles sur le disque est indifférente, mais pour son inconscient, elle ne l’est pas ; partout et toujours, celui-ci écrit son heure, celle de l’inconscience, de l’annulation de toutes les consciences : l’heure des vides. Et tous ces gens qui vont et viennent sur les trottoirs ne savent pas de quel danger les menacent, du haut de leurs plaques, les aiguilles noires des disques suspendus au-dessus de leur vie. Et ils ne le sauront pas.

Jusqu’à présent, mes observations n’ont fait que confirmer cette hypothèse, et pour la série d’expériences que j’ai entreprises sur le néant, je pense justement me fonder sur cette combinaison, connue de vous et de moi, d’une certaine heure et d’une certaine minute.

Votre dévoué serviteur, G. Lövenix. »

Je répondis immédiatement. Je le remerciai en termes chaleureux pour sa lettre, son hypothèse et lui demandai, à la manière d’un élève, s’il consentirait à me dévoiler en quoi consistait la méthode sur laquelle il fondait ses expériences. La deuxième lettre du Rassembleur de Fissures, où il m’appelait son jeune ami, m’informait que sa pensée à lui, Lövenix, avait déjà dépassé les formules de la physique et les maximes de l’éthique et était entrée dans une nouvelle phase.

« Ce n’est que maintenant, écrivait le maître, que le canevas ontologique de votre conte trouve pour moi sa justification. Pour vous autres, poètes, cela vient de façon confuse, mais immédiate. Alors que pour nous, philosophes, c’est clair, mais progressif. Je relis Descartes, ses réflexions sur la conception du monde sont étonnantes : l’œuvre de Dieu, déduit-il, n’est pas la préservation de l’être, mais la création continuée pendant des siècles du monde, qui à chaque fraction de seconde (je prends Descartes in extenso) tombe dans le néant, mais renaît encore et encore, à chaque instant, tout entier, des soleils au plus petit grain de sable, par la puissance de la volonté créatrice. Mais il est clair qu’entre deux « encore » de Descartes, il peut y avoir des hiatus – des points morts : c’est justement là, sur ces pointillés, que se trouve le royaume mort du malin, l’entre-mondes, le noir Pays des Fissures.

L’un de vous autres, poètes, il y a bien longtemps, est descendu dans les abîmes du Royaume des morts. Le métaphysicien se doit d’y aller aussi.

Je crains de confier à une enveloppe postale le détail de ces expériences. Si cela vous intéresse, venez vous-même : je vous montrerai ce que je peux.

De toute façon, l’heure des méditations est passée. Il est maintenant temps que je « m’enfouisse dans la fissure ».

Ma méthode est particulière : les hommes ignorent ce que savent les cadrans des rues. Pourquoi ? Parce qu’en même temps que l’être qu’elle divise, la fissure engloutit les consciences qui le reflètent. Revenus à l’être, les pauvres gens ne soupçonnent pas qu’un instant auparavant, ils n’étaient pas – et ce n’est que lorsque des choses et des personnes restent dans la fissure refermée et ne reviennent pas avec les autres sous le soleil qu’on éprouve de la crainte et des mauvais pressentiments. De ceux-là qui se sont perdus, on dit : « Ils sont morts, ils ont disparu, nul ne sait où. » Et on ignore que ce « nul ne sait où » chaque instant nous menace : tout et tous.

Mais seul pourra connaître l’intérieur de l’abîme celui qui n’abandonnera pas sa conscience à la fente béante ; celui qui, après avoir calculé l’heure et l’instant précis du cataclysme, réussira par la force de sa volonté et de sa foi, à être, seul, dans le non-être ; celui-là entrera vivant dans la mort. Ici, les tercets de Dante ne suffisent plus ; il faut des chiffres et des formules ; et ce que le poète ne peut faire qu’avec des images et les semblances des choses, le métaphysicien doit être capable de le faire avec les choses elles-mêmes.