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Les chiffres ne me tromperont pas. La foi non plus. Le jour de l’expérience est proche. Que Dieu me vienne en aide. G.L. »

La lettre m’inquiéta. Pendant une semaine, je n’eus plus de nouvelles. Je rassemblai un modeste bagage à main et le train du matin m’emporta vers la solution.

V

Le train devait arriver à midi, mais fut retardé d’une heure. Je laissai mon bagage à la gare et partis à la recherche de l’appartement de Lövenix. Il était deux heures moins le quart à ma montre lorsque j’actionnai le loquet d’une grille fixée à un haut mur aveugle ; derrière, une cour ; au fond, une petite maison avec trois fenêtres. Pas une âme. La porte était entrouverte. J’entrai.

Un vestibule. Je frappai : rien. Je tournai la poignée – la porte céda.

Dans la première pièce – des livres. J’appelai. Pas de réponse. Intrigué, je jetai un coup d’œil dans la chambre voisine par la porte ouverte : une table, un fauteuil ; dans le fauteuil, Lövenix, la tête sur la table, les bras pendant bizarrement jusqu’à terre.

Je prononçai son nom. Silence. Encore une fois. Silence. Je lui touchai l’épaule. Plus fort : sa tête, soudain, se retourna et roula sans bruit sur l’oreille gauche, et je vis un œil mort, vitreux, une expression d’horreur figée dans la pupille blanche. Sous le visage, collé à la joue, un cahier couvert d’une petite écriture. Je soulevai sa tête (elle était encore un peu chaude) et retirai le cahier, fouillant hâtivement des yeux ses dernières lignes dont l’encre était encore humide. Je le fourrai dans ma poche et sortis, fermant bien derrière moi la première, puis la deuxième, puis la troisième porte. Dans la courette, dans la rue, pas une âme. Une heure plus tard, j’étais dans le train.

Je n’ai pas compris tous les nombres et les formules du cahier de Lövenix. Une seule chose est claire : c’en est fini de mon récit. Je me rends. Mais les chiffres de Lövenix veulent plus : ils réclament toutes les fictions, les miennes et celles des autres, écrites ou non. Ils exigent tous les fantasmes, jusqu’au dernier. Hier, j’ai jeté l’héritage fissurien – au feu. Le conte et les comptes sont faits. Le fantasme est vengé.

1922

CONVERSATIONS

Dans le ciel, les voiles blanches des nuages. Sur la mer, pas une vague. Tout au long de la plage s’ouvrant sur l’étendue inerte, les champignons multicolores des parasols, un drap posé ici ou là sur l’incandescence des cailloux et des centaines et des centaines de pieds nus tournés vers la mer.

Deux hommes étaient allongés à dix pas environ de distance. L’un était presque couleur café, l’autre thé au lait ; le premier passait du ventre sur le dos et inversement, d’un mouvement de dauphin gras jouant sur la vague, le second remuait nerveusement sur les galets trempés de sueur, détournant de temps en temps le clavier de ses côtes des doigts jaunes du soleil.

Lorsque le brun était couché sur le côté droit, le blanc l’était sur le gauche, et leurs yeux regardaient à l’opposé. Lorsque le blanc se retourna sur le dos, le brun s’étalait déjà sur le ventre, nez dans le sable. Enfin, le blanc roula sur l’épaule droite, le brun se souleva, appuyé sur les mains ; leurs regards se croisèrent et tous deux firent :

— A-ah.

— Qui a dit « a », sourit l’homme blanc, doit aussi dire « b ». Bonheur ! Comme vous êtes de la couleur de votre bureau, il est évident que vous ne l’avez pas fréquenté depuis au moins trois semaines, tandis que moi, à peine lavé de la suie du train, me voilà devant cette merveilleuse vision. Vision du monde, pourrait-on même dire, puisque là-bas, à Moscou, l’espace est en quelque sorte rationné ; en guise de ciel, un plafond, un mur qui borne le lointain et des parois et des cloisons qui morcellent tout ; et puis, en lieu et place du soleil, une lampe de vingt-cinq bougies – vous comprenez ? Il est quasiment impossible de ne pas douter qu’existe, au-delà de cet univers en miettes, l’espace véritable qui déborde l’horizon, l’étendue classique, bref, le monde.

Les omoplates brunes frémirent :

— Oui, quand je pense que bientôt, le clapotis de la mer fera place aux sonneries stridentes des tramways, à l’eau des caniveaux, et que sur mon bureau m’attend une serviette ventrue comme une femme enceinte…

Les côtes jaunes s’agitèrent dans un rire :

— C’est cela même : nous transvasons nos pensées dans notre serviette, et lorsque la tête est vide et la serviette pleine, cela s’appelle…

— Je vois. C’est vrai qu’aujourd’hui, il n’est plus temps de laisser notre pensée « courir sur le bois[8] », puisque ce bois-là est coupé et qu’une nouvelle vie reprend. Et cette fameuse « pensée », comme l’aurait démontré un certain paléographe, ne serait qu’un « écureuil », un rongeur, un prédateur. Il faut donc s’en garder. Quant à la panse de nos serviettes, elle mérite le respect. Le reste n’est que fétichisme. Si on a chargé nos épaules de tant de travail que la tête doit céder un peu de place – pas pour longtemps, bien sûr – je ne vois là rien de honteux. Je me souviens, lors de ma dernière mission – c’était à Paris – je me suis trouvé par hasard à la Sorbonne. À l’entrée, la première fresque à gauche, celle de Puvis de Chavanne, représente un saint qui avance en tenant comme une lanterne sa propre tête au bout de ses bras tendus. Je me rappelle encore m’être dit : bravo, cela lui est bien égal de porter sa pensée sur ses épaules, sous le coude, ou… l’important, c’est que l’idée soit chosifiée, possède une existence objective, au lieu que la pensée s’agite dans une cellule d’isolement à l’intérieur d’un crâne. Le créateur d’une vie nouvelle…

— Le créatueur.

— Comment ?

— J’ai dit : le créatueur. La pensée doit aller à la réflexion comme le poisson à l’hameçon. Vous voulez faire de la plaisanterie de Cléopâtre, qui avait ordonné qu’on accroche un hareng fumé au bout de la canne à pêche d’Antoine, un procédé de pêche industrielle. Non ! L’intelligence est en droit d’exiger qu’on s’adresse à elle avec plus d’esprit que cela. Les trains obéissent à des horaires et c’est très bien, mais les idées, si on les soumet à des heures fixes, ne feront que siffler sans avancer d’un poil. Ne confondons pas créateur et créatueur.

— Excusez-moi, mais vous ne saisissez absolument pas la signification sociale…

— Les significations.

— Si vous voulez. Ce qu’il nous faut, ce ne sont pas des individus qui se cassent la tête et ce qu’il y a dedans, mais une pensée collective, organisée. Si l’on tire à hue et à dia, alors la charrette s’arrête. C’est clair. Car il suffit qu’une composante des forces s’écarte de la ligne générale, pour que la résultante soit aussitôt minorée. Il nous faut la résultante d’une action maximale, et j’ai peur qu’un certain retard ne se soit déjà produit sur ce front-là : au premier chef, les têtes doivent s’organiser. L’unité de notre vision du monde…

— Je vous interromps : on ne peut pas dire « notre » vision du monde. Une vision du monde ne peut être un produit de consommation de masse. Inventer un système philosophique, c’est allumer un nouveau soleil qui va éclairer le monde d’une nouvelle façon. Et même si le soleil ne vaut plus grand-chose aujourd’hui, il ne s’agit pas pour autant d’une vulgaire allumette qui s’enflamme dès qu’on la frotte sur une boîte crânienne. Dire « à nous », c’est être à nu, et non pas… On m’a raconté autrefois (il y a longtemps) l’histoire d’une communauté d’étudiants qui habitait une mansarde et dont les membres ne possédaient en tout et pour tout qu’un seul pantalon, ce qui les obligeait à sortir à tour de rôle. Un seul pantalon pour une douzaine de jambes, certes, c’est pauvre… mais en être réduit à une misère philosophique telle qu’une seule vision du monde doive suffire pour tous, vous conviendrez que…