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— Cette carte-là, vous l’avez tirée de votre manche, bien que nous soyons tous deux dévêtus. Quand j’ai parlé de « vision du monde », c’est ce dernier que j’avais en tête ; et puis, quoi que vous disiez, le prix des soleils – des soleils philosophiques comme de celui-ci qui est au-dessus de nous – s’est effectivement dévalué. Vous avez vous-même affirmé qu’une vie cloisonnée tue en l’homme le sens de l’espace, du monde. Mais maintenant que les murs sont tombés, l’univers est ouvert à toutes les visions. Aujourd’hui, les assemblées des villages[9] décident non pas de leurs propres affaires, mais de celles du monde. Et pour notre salut psychique, nous devons nous hisser au sommet de la pensée, mais attention à l’ascension : ce n’est qu’en s’encordant à la manière des alpinistes, en s’unissant en une pensée collective, que l’on peut éviter de tomber dans l’abîme. Ainsi la pensée, guidant les masses, franchit…

— Non, pas franchit, mais aboutit : à son contraire. Bien sûr, on trouve les mêmes lettres dans un abécédaire que dans un poème de Browning, mais à l’âge de l’abécédaire, elles apprennent seulement à marcher, tandis que… bref, il n’est guère besoin d’alpenstocks et de semelles cloutées pour parcourir la steppe au pied des taupinières. Une pensée devenue manuscrit, puis tirée à quarante mille exemplaires reste néanmoins unique. Vous avez confondu la verticale avec l’horizontale et de ce fait…

— La révolution a bouleversé l’espace, et les horizontales sont désormais verticales.

— Un peu de prudence avec les analogies ! Quand on veut atteindre des sommets inexplorés, on doit traverser le froid désert de la logique, alors que les routes horizontales sont encombrées d’armées marchant à la file. Il faut bien faire la différence entre associer et penser, entre découvrir le nouveau et dissimuler l’ancien dans un recoin de son crâne. Bien sûr, on peut mettre dans une tête une pensée, comme un morceau de sucre dans une tasse et, si elle ne fond pas, mélanger avec une cuillère jusqu’à parfaite dissolution. On peut aussi faire en sorte que les idées soient diffusées dans les esprits comme la lumière dans les lampes, à partir d’une centrale. C’est pratique : on pense sans y penser. Il est possible enfin de perfectionner le procédé en dévissant les têtes et en les revissant sur d’autres corps. Le seul problème, c’est que cette cérébroculture marquera la fin des plus grandes avancées scientifiques, et l’intelligence, troublée par le clic des interrupteurs, ne sera plus qu’indigence.

— Attendez. Toutes vos idées sur la pensée m’empêchent de m’en faire une de la vôtre, et c’est elle et rien d’autre qui m’intéresse maintenant. Donc, d’après vous, il y aurait autant d’étendards que de personnes. Mais c’est n’importe quoi : qui se battra, si chacun est porte-enseigne ? Un tas de visions du monde et pas une seule idéologie. Évidemment, ce n’est pas un mot que vous aimez beaucoup.

— Si, pourquoi pas ? Sauf que pour moi, l’idéologie n’est pas un système de pensée qui délivre de l’acte de réfléchir, mais une combinaison d’idées qui transforme le droit à la pensée en un devoir : penser. La science moderne définit la réflexion comme le frein des réflexes. L’idéologie ne doit pas se comporter avec les idées comme la réflexion avec les réflexes, car si l’on commence à refréner le frein, alors…

— Alors, on obtient l’inverse. Ça, je l’ai compris. Mais pour ce qui est des contradictions entre l’horizontale et la verticale, entre la pensée passive et la pensée active, je ne me l’explique pas encore très bien.

— C’est très simple : la pensée, comme une plante, pousse vers le haut, mue par l’élan des tropismes et de la logique. Mais on peut la faire plier – plante ou pensée, qu’importe – vers la terre, vers la page du livre, la coincer avec des piquets ou des absolus et lui faire adopter l’horizontale, contre nature. Même si toute pensée peut être collectivisée, disséminée dans des millions de têtes, son essence n’est pas pour autant dans la collectivisation, mais dans la généralisation, dans sa capacité à augmenter le rayon du champ visuel, à élargir l’horizon en s’élevant toujours plus haut… Bref, la vérité a assez de pudeur pour ne pas se livrer à la collectivité.

— Ah, nous voilà arrivés à l’atomisme psychique. Les individus, les ich allemands, les solipsismes sagaces et le vide… Mais ce que vous prenez pour du vide est du métal en fusion qui se déverse dans des moules, et vos ich, ce sont les bulles d’air générées par sa chute, gonflées de la vanité des vides, et qui diminuent la qualité de l’acier refroidissant lentement. Comme dit le proverbe : Deux éléphants se frottent, c’est la mort d’un moustique. Le moustique, en d’autres termes la personnalité, peut bien s’agiter, mais le piétinement des éléphants et la cacophonie des trompes empêche tout simplement qu’on la remarque. La personnalité…

— Ne faisons pas de personnalités avec… la personnalité. D’abord, c’est un bien mauvais moustique que celui qui se laisse prendre entre les flancs éléphantins. Il pourrait se faufiler, disons, dans l’oreille et, piquant l’ouïe même, lui susurrer : moi, je ne fais pas d’une mouche un éléphant, mais on ne peut pas non plus faire d’un éléphant une mouche. La conception grossière, galvaudée, de la personnalité telle qu’elle est répandue par ses ennemis et ses détracteurs n’est rien d’autre que du commérage philosophique, et c’est tout. La personnalité, l’individualité est représentée comme bannie, écartée du corps social, opposant ses désordres intérieurs à l’ordre de la collectivité, son imagination à la réalité. Bref, elle se limiterait à réinventer un jeu d’enfants : en poussant des mains la paroi avant du wagon, ou en retenant de l’épaule la paroi arrière, on fait accélérer ou ralentir le train. En vérité, la personnalité n’est pas séparée de l’extérieur, au contraire, c’est elle qui intègre le monde dans la pensée. Car penser est obligatoire pour tous, à condition qu’on remplisse ses obligations vis-à-vis de la logique. Il y a beaucoup de logisants, mais il n’y a qu’une seule logique. L’homme qui peut raisonner en général n’a pas besoin de la société pour l’aider à le faire. Ses idées se passent du soutien de ses semblables. N’allez pas encombrer un cerveau du fatras des jugements problématiques et de la banalité des jugements assertoriques : un « moi » authentique prend pour soi les propositions apodictiques, il ne pense pas « si je suis » ou « je suis », mais « je ne peux pas ne pas être ». Et ensuite : « Je pense, donc tous mes “donc” m’appartiennent. » Je ne veux pas déposer mes ressources logiques dans une caisse d’épargne, je veux les avoir dans ma tête. J’exige que les soixante-quatre modes du syllogisme qui m’ont été confisqués et nationalisés me soient restitués. Jusqu’au dernier. Vous m’objecterez que seuls dix-neuf d’entre eux peuvent être logiquement réalisés, tant pis, rendez-moi aussi les autres, puisque sans eux ne pourra se réaliser l’art, qui est entièrement fait de syllogismes irréalisables. Et puis, de même qu’enfant, on m’a effrayé avec le vilain ramoneur, je ne veux pas qu’on me fasse peur, adulte, avec l’erreur qui viendra me chercher et m’emportera dans un sac. Je déclare mon droit à l’erreur. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut atteindre la vérité qu’en faisant fausse route. La pensée capable de penser l’idée « liberté » ne fait que se désigner elle-même. Que dites-vous de cela ?