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— Tout d’abord, que vous vous êtes brûlé le dos. Tournez-vous sur le côté. Voilà. On ne plaisante pas avec le soleil. Ni avec l’idée de « liberté », d’ailleurs. Ensuite, je prends ce caillou et je le lance : ça tiendra lieu de citation de Spinoza. Bon. Et enfin, je crains que vous n’ayez fini par convaincre la logique elle-même et qu’elle ne vous ait donné entière liberté. Non, blague à part, votre pensée libre, parée de ses soixante-quatre modes, me rappelle la mariée biélorusse qui, selon le rituel, s’exclame avant de passer le seuil de la maison de son mari : « si j’voulions, j’sautions, si j’voulions point, j’sautions point », après quoi le mari la prend dans ses bras et franchit le seuil. La notion philosophique de liberté est impossible à ressusciter, l’indéterminisme, ce n’est pas même Lazare, qui « était mort depuis quatre jours et sentait », c’est de la cendre, c’est un concept incinéré que l’on doit ranger dans une urne au columbarium des idées. Car si l’on prend tous les processus cérébraux, à commencer par la formation des associations, qui sont justement des liens et non…

— Eh oui, je le pressens : des bibliothèques vont maintenant s’effondrer sur moi et ensevelir votre fidèle, ou plutôt, votre infidèle serviteur avec sa malheureuse idée de liberté. Seulement voilà, c’est tout à fait superflu : je n’ai nullement l’intention de croiser le fer avec le déterminisme militaro-scientifique. Je ne fais qu’affirmer que l’homme et sa pensée représentent un cas de détermination un peu particulier. J’y ai beaucoup réfléchi. Et voici comment je formulerais les choses : l’homme, du fait qu’il est homme, est un être dont tous les actes intérieurs et extérieurs – c’est-à-dire la pensée et l’activité – sont déterminés par l’idée de liberté. Vous comprenez, on peut nier la liberté, mais pas son idée, l’idée en tout cas existe, et comme elle est le pivot de la réflexion, comme elle est la dominante qui règne sur toute la constellation de la pensée, je suis tranquille : ma pensée, même si elle n’est pas mienne, est en de bonnes mains, même si ce sont celles d’un autre.

— « Des mots, des mots, des mots. »

— Justement, sauf qu’à l’heure actuelle, la réplique du prince fait place à une plainte de miséreux : « Des mots ! Des mots ! Des mots ! » Donnez-nous des mots, d’accord, et moi, je vous donne ma parole que de ces mots futiles, nous ferons œuvre utile. Ce n’est déjà pas mal. Mais vous gardez les mots sous clef. Vous…

— Nous sommes en état de guerre. Pour l’instant personne ne tire. Mais à la guerre, comme à la guerre : c’est le triomphe des mots de passe et les barrières de la censure se dressent entre la pensée et le discours.

— N’est-ce pas pour cette raison que les guerres sont perdues, parfois même par les deux côtés en même temps, parce que leurs premières victimes sont les mots, le droit à la vérité et à la critique, et parce que la vie se retrouve enrégimentée et sans voix ? Car de toute façon, les pensées, chassées loin des mots, se replient dans le silence et deviennent arrière-pensées : ainsi, l’arrière-front des idées est-il en déroute. Il faut en tenir compte. Et pas qu’un peu. Mais ce n’est pas tout : les circonvolutions du cerveau sont, comme les sentiers herbus d’un jardin, envahis par les pensées. Si, à cause de toutes les guerres qui n’en finissent pas de se succéder, nous abandonnons ces jardins intracrâniens, ils mourront étouffés par les herbes folles. Et l’art noble du syllogisme sera défiguré et ses traits perdront leur netteté. Au lieu de longs enchaînements logiques – de brefs coups de tête contre les faits. Voilà que me vient à l’esprit l’histoire tragique de la gentiane. Vous ne la connaissez pas ? C’est une petite plante modeste, coiffée d’une fleur pâle, généralement perdue dans la foule des tiges champêtres ; certaines variétés poussent dans les mois qui précèdent les foins, d’autres beaucoup plus tard, mais il en existe une (celle dont je parle) qui a l’audace de fleurir justement à l’époque de la fenaison, de sorte que tous ses efforts pour faire voler son pollen vers l’avenir tombent sous la lame de la faux. Cette fleur têtue disparaît donc peu à peu des champs… j’ai failli dire de la culture russe. Encore une poignée d’années, et seuls les vieux ouvrages botaniques conserveront l’image de la défunte gentiane. Oui, malheur à celui qui ose penser à l’heure de la fauche des pensées.

— Voyez-vous, tout cela est peut-être très touchant, mais… Oh, zut, un coup de vent. On se demande d’où il vient. Et là-bas, ça commence à moutonner. Et des crêtes. Quand la mer s’ébouriffe, c’est que…

— Oui, là-bas, un nuage arrive, derrière vous. Couvrons-nous.

Les têtes des deux interlocuteurs plongèrent dans les chemises battant au vent. Les fouettements de l’air se firent de plus en plus forts et fréquents. Les baleines des parasols se resserrèrent peureusement contre leurs tiges, recroquevillant leurs soies bariolées, soudain toutes fripées. La mer avait changé le bleu pour le gris-vert camouflage et avançait, blanchissant ses lames, sur la plage qui se vidait à vue d’œil. Une serviette égarée flottait comme un drapeau blanc au-dessus des vagues dansantes. Les deux hommes étaient déjà à une centaine de pas de la plage. Telle un filet noir, l’ombre du nuage qui approchait se dressait entre terre et ciel.

— C’est comme la guerre. Ça vient soudain et sans crier gare. Quand on l’attend le moins. Et le rivage de la vie est déserté. Totalement. Et vous, vous vous lamentez à propos d’une petite gentiane…

— Non, je pense maintenant aux lames des faux brandies au-dessus des jours. En fait, on ne peut échapper à la guerre qu’en la faisant. La pensée, c’est le combat de la thèse avec l’antithèse, l’affrontement des idées dans la tête ; puis ce sont les têtes qui entrent en guerre contre les têtes, une sorte de bataille breughélienne entre les pots de terre et les pots de fer ; et enfin, vient la lutte incessante des têtes contre les bras, l’enserrement des doigts contre l’enchaînement des pensées. C’est ainsi que je me représente cette dernière guerre chirocéphale. Où habitez-vous ? Sous ce toit vert, en haut de la colline ? Nous ferons un bout de chemin ensemble.

— Mais nos pensées cheminent séparément.

— S’il en est ainsi, excusez-moi. Et adieu.

— Vous voilà devenu amer, comme les gentianes. Finissez. Cela m’intéresse. Mais dépêchez-vous, car dans cinq minutes, c’est l’averse.

— Bien. Je me contenterai d’évoquer schématiquement les concepteurs de schémas. Dans l’histoire de la chirocéphalie, il en a été et il en sera toujours ainsi : les têtes inventent un schéma. Elles l’inventent, mais ne le concrétisent pas. Des millions de doigts se tendent vers ce schéma immatériel et le tirent dans la matière, transformant un milligramme de graphite frotté sur du papier en des tonnes d’acier qui font tourner leurs engrenages. C’est là que la lutte commence : l’essence du schéma, de l’idéogramme, est dans sa capacité à se perfectionner sans cesse, à s’enrichir lui-même. N’est-ce pas pour cette raison qu’il va toujours de pair avec le capital qui, selon la définition de Sombart, est une croissance ininterrompue dont le but n’est autre que la croissance elle-même ? Le schéma, devenu matière grâce aux mains industrieuses, se perfectionne et se détermine, puis tente de se libérer des ouvriers. Il les renvoie en les payant de petite monnaie, mais leurs bras lui ont appris à travailler ; la machine s’émancipe et tourne toute seule. Vous savez, la centrale gigantesque qui répartit l’énergie du Niagara des milliers de verstes alentour ne fonctionne qu’avec dix-neuf paires de bras. Et naturellement, les créateurs des machines en deviennent les « destructeurs ». Plus précisément, ils détruisent des schémas immatériels qui, par essence, se développent à l’infini. Et plus le schéma est consistant, plus il est nourri de détails et adapté à la vie – plus l’ouvrier a faim et plus il est proche de la mort. Oui, la lutte entre les têtes et les bras s’accélère. Récemment, je suis tombé sur des statistiques concernant les brevets. Il se trouve qu’aux États-Unis, il y a cent ans, les têtes ne brevetaient que cinquante ou soixante schémas par an, tandis qu’aujourd’hui, il y a plus de trente mille brevets déposés par an. Il ne s’agit déjà plus d’un combat d’avant-garde, mais d’une bataille sur tous les fronts. Les patentes seront les potentats du monde. Mais voilà votre toiture verte. Les premières gouttes tombent. Je tourne à gauche.